Michaël Bishop présente ici aux lecteurs de Poesibao ce bel opus à quatre mains, peintures Germain Roesz, textes Claude Ber.
Claude Ber, Main tenant, Éditions Les Lieux Dits, Illustrations de Germain Roesz, 2023, 20 euros.
Ouvrant le livre, un papier (pvc?) translucide nous accueille, en bas, et ici manuscrite, une des plus de cent strophes orchestrées en quatorze suites suivies de mouvants refrains, la peinture spectralement visible d’abord mais offrant derrière le voile sa pleine chromaticité. Douze peintures avec leurs poèmes dans un quasi-fusionnement sans doute emblématique de l’accompagnement mutuel des gestes offerts. L’art de Germain Roesz tel qu’il se manifeste ici hésite chromatiquement entre la délicatesse des pastels et la violence des X ou larges traits noirs, les cercles et ovales brillamment coloriés mais striés de noirs et sans orchestration harmonisante, le tout sans aucun effort pour esthétiser l’ensemble qui reste essentiellement sans forme discernable, un désordre, plutôt, impétueux, pure energeia surgie de l’inconscient ou obéissant impulsivement à quelque émotion que seul l’art sait avouer, tout en embrassant peut-être implicitement les ‘valeurs’, le ‘sens’, des textes de Claude Ber que l’art charrie.
Ces valeurs, ce sens, pourtant, riches, complexes, impossibles à mathématiser, restent infiniment parlants. Toute l’œuvre de Claude Ber, de Lieu des épars (1979) jusqu’à Il y a des choses que non (2017), La mort n’est jamais comme (2019) et Mues (2020), va, s’escrime, s’élabore enfin dans le sens d’une caresse désireuse de présence, d’amour, de pénétration des membranes opaques de ceux-ci, caresse, soit dit en passant, qui a ses dimensions plastiques, formelles : ici, strophes d’une longueur variable mais contrainte (2-8 vers, d’habitude 4-6); vers libres mais compacts; chaque strophe dominée par l’anaphore du que qui, suggérant le désir, semble ici gouverné par une constatation qui intensifie, accumule, implacable, en principe inachevable, infinie. Certes, ce que la main du poème tient s’avère ‘ténu’ (sp), fugace, éphémère, ce ‘rien en main’, quelque chose de ‘tremblant’, de peu stabilisable, de furtif ou sournois presque, jamais loin ni de sa mortalité, ni de son ‘black hole’. Mais ce qui rythme ce long poème, cette cadence anaphorique, témoigne partout de l’énergie d’une persistance, d’une visée qui, sans nom, suinte de la lutte avec l’indicible qui sous-tend le mouvement en avant des vers – ces versus qui dirigent, orientent, même aveuglément. Et si ce mouvement porte les traces, visibles, tenaces, d’une sobriété, d’une réserve qui pèse, reste que surgissent, fermes, constants, résistants, les signes d’un ostinato de ‘l’allégresse’, d’une ‘joie’ au cœur de ‘l’effroi’, d’‘une détermination douce et droite’ puisant profond et instinctivement dans ‘la lucidité plénipotentiaire du jour’, dans le sentiment, quelque part l’expérience, d’un enlacement ou enchevêtrement des choses qui sont, les urgeant, si je peux dire, vers un Un, pressenti, sans doute rêvé au sein des spécificités-disparités-disproportions-paradoxes de ce qui est, et que le poème exécute à sa guise.
Ce que la main du poème tient, précairement, car prise dans le temps, c’est toujours un cela du maintenant, du hic et nunc, l’inventaire d’un présent qui passe, se réínstalle, se renouvelle pour, encore, passer, d’une ‘vie / et sa splendeur superlativement adjectivée’, car infiniment vivable, déchiffrable et descriptible. En cela, le poème ne cesse de ‘manie[r] et remanie[r] son agencement’, l’organisation de ce qu’il est, une mise au point qui s’avère inatteignable, qui fuit fatalement vers un horizon senti mais purement futural, impossible à matérialiser, totaliser. Main tenant, le livre des liens fragiles et des délicats effleurements, d’un devoir de vigilance et de poursuite; persévérant chant aussi du vaste et du dissolvant, chacun de ses vers une de ces précieuses, amoureuses et fidèles ‘mains à tâtons d’elles-mêmes et de leurs semblables’.
Michaël Bishop
Claude Ber, Main tenant, Éditions Les Lieux Dits, Illustrations de Germain Roesz, 2023, 20€.