Claro, “animal errant, retour d’abattoir :::”, lu par Isabelle Lévesque


Isabelle Lévesque permet au lecteur d’entrer dans ce livre de Claro, sur la trace de “ce qui échappe aux mots”.



Claro, animal errant, retour d’abattoir :::, Flammarion, 2023, 156 p., 17 €


Auteur de nombreuses fictions, d’essais et de traductions, (Christophe) Claro nous propose un premier recueil de poèmes aux formes diverses dont le titre aux doubles points de suspension, ou triple deux-points, indique une trajectoire et ce qui échappe aux mots.
Selon le prière d’insérer de ce livre, Claro a décidé de « se risquer sur le territoire de la poésie […] mieux à même de répondre, sur le plan littéraire, au désastre ambiant ». Et c’est sous l’égide de Cédric Demangeot, poète majeur disparu en 2021, qu’il a placé animal errant, retour d’abattoir :::. Sur son blog, Le Clavier cannibale, Claro affirmait avoir découvert « en lui une sorte de double, d’écho, et cette sensation qu’un autre écrit ce que vous auriez dû écrire, l’écrit pour vous, et en quelque sorte, malgré lui, avec vous ». L’auteur de Ravachol et d’Un enfer incarne le refus, la révolte et la démolition d’écritures apprivoisées. À ses Litanies de Caïn1, Claro répond ici par une « litanie de la mère » et une « litanie du père ».
Dès les premiers vers, une mécanique terrible est lancée, portée par le lexique et les allitérations qui saturent les décasyllabes et ne laissent aucune chance d’en réchapper :

lettre à lettre en sourd macaque arracher
au palais du clavier ses crocs de fer
démanteler le crâne au capot clair

Le « clavier » dont on retrouve la mention au fil du livre pourrait permettre une relative émancipation par l’écriture conçue comme un labeur : « deux doigts lui suffisent pour usiner », mais ce travail risque de dévorer la vie. Le poète en assume le risque car « si écrire n’est pas un choix / alors c’est une catastrophe ».
L’« animal errant » choisit entre fuir ou affronter ce qui va le tuer :

ne rien écrire qu’un lai de sang
foncer furieux dans le vent de l’arène
         taureau têtu mais fils honnête

Violences subies, blessures toujours ouvertes, aux vers de chanter ou d’exploser. Tout commence avec la mère, la « matrice », la « receleuse de la chose-je » :

comment la chose-je      au monde
         vint      déjà vaincue dans
la nuit      rouge bifteck
    tas de gloire malsaine
         sous de froids néons


Cet enfant, tel un quartier de viande, serait-il un « retour d’abattoir » ? La fin est inscrite dans le début.
C’est dans La maison indigène que Claro redécouvrait son père, poète ami de Jean Sénac : « J’ai oublié – comment ai-je pu ?! – que j’accompagnais parfois mon père le soir, la nuit, dans ses errances parisiennes, refilé dans ses pattes par ma mère qui pensait qu’ainsi greffé à moi il rentrerait moins tard, moins fracassé.2 »
Les enfants gardent la marque des caresses et des coups, la trace des angoisses, des rêves de leurs mères et pères :

et le père de siffler de quotidiennes rasades
de baudelaire afin d’étancher sa soif
    de noire mélancolie
le père pas encore père
apocryphe bicot promu clochard céleste
fragile infirme chassé du pays chaud
    du pays lumineux


Les poèmes de Claro ne se refusent aucune forme : vers libres ou mesurés, décasyllabes, alexandrins, vers décroissants, parfois des rimes, des sonnets, des vers éclatés sur la page. Les diverses ressources de la typographie, de la ponctuation et de la mise en page répondent à la variété des sentiments et pensées, des situations et des événements explorés ici.
« Celui qui écrit est condamné, non à avoir la tête tranchée, mais à vivre d’emprunt inconscient et de réminiscence », écrivait Claro dans La maison indigène. Dans son nouveau livre, citations et allusions tracent la cartographie d’une histoire de la poésie singulière, de Villon à Auxeméry, en passant par Artaud et Mathieu Bénézet.
Le désir de poésie du père se transmet-il au fils ?

« enfant la poésie
                            le vin ce vieux voisin
giclait du bout des doigts
                            se coule dans les veines
ça racle dans la voix
                            revivre dans la laine


La laine, présente dans plusieurs livres de Claro, mène à l’autre dédicataire du livre, Marion. Une suite de poèmes lui est consacrée, « amour laine ». Les modulations des mots en indices ou exposants et les caractères romains ou italiques font entendre les variations de la voix, parfois des ruptures. Les espaces laissent agir les gestes et le silence. Le triple deux-points annonce intensément ce qui va suivre :

et de savoir que du visible se détachent des morceaux d’invisible
         cela – est une chance
tu le sais ::: l’un en l’autre

Le poète découvre que c’est « d’elle que naît la possibilité du nous » qui change tout et fait chanter « le moulin du cœur ». Celui qui avoue « s’inventer vieil orphelin / un tiers de [s]on temps échu / au souci de destruction » se dévoile et propose :

pousser la porte écarter les
doutes entrer nu dans l’
étang du silence s’enfuir
serein au plus secret de
nous de ta soie ta suée
– et faire que tu le veuilles

Ainsi le poème s’achève-t-il sur un silence et un secret partagés à deux, un désir.

Isabelle Lévesque

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1 Cédric Demangeot, « Litanies de Caïn », in Sale temps (Atelier La Feugraie, 2011) – et in Pornographie (L’atelier contemporain, 2023).
2 Claro, La maison indigène (Actes Sud, 2020).

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Extrait :
p.116

ma bohème :::

à la trouée du sens
peau des yeux tendue
sur toute source noire
     / ombre carapace /
les mots cessant enfin
de poinçonner vivant
le corps-cadran
     tournant muet
     en son vieux souk

ici un puits creuser
où de ronflants échos
     un à un écouler

dos raclant le vent
pieds encaissés
dans les empreintes
d’un autre soi-même
gueule à sec et ruant
     s’élancer sur la page
     n’y laisser qu’une tache
     en forme d’écorché