Tatiana Daniliyants, « L’étreinte de la rivière », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald ouvre ici pour le lecteur de Poesibao ces poèmes d’une poète russe d’origine arménienne, publiés par Alidades.



Tatiana Daniliyants, l’étreinte de la rivière, traduction Irène Imart, postface de Jean-Baptiste Para, Alidades, petite collection russe, 2023, 61 p, 7€


L’anagramme de l’étreinte

L’étreinte de la rivière de Tatiana Daniliyants, née en Algérie en 1971, poète, photographe et réalisatrice russe d’origine arménienne est paru chez Alidades dans leur magnifique petit format étroit, avec une belle préface de Jean-Baptiste Para qui souligne la force de la traduction d’Irène Imart. Un monde de contes et de mythologies comme il le dit à juste titre : « il ne se laisse pas repérer comme motif flagrant du poème, plutôt comme présence subliminale », ce qui rend une atmosphère onirique que la violence de l’Histoire n’épargne pourtant pas. Ce que Tatiana Daniliyants parvient à proposer tient d’un équilibre aussi miraculeux qu’émouvant : ce « chant humain le plus démuni », dit Jean-Baptiste Para au cœur de ce chaos, on l’entend. Dans le livre écrit en quatre parties, on entend le fracas de l‘Histoire russe, on sent la présence ténue de l’amour, on ressent la puissance d’Éros avec une sensualité presque plus forte que le sentiment, la force de toutes les renaissances possibles, et tout baigne dans les cheveux des ondines et de l’herbe qui repousse toujours. Dans cette « vie périlleuse », il y a la vie (russe, peut-être, je ne sais pas si l’allusion est politique) où l’on pourrait s’espionner : « ne pas épier la vie des autres/par-dessus la clôture/sur facebook/par la fente incertaine de la serrure » mais aussi où l’on s’aime : « avec toi/le temps s’arrête/à mon visage », où la nature est rude, brouillard, pluie, vent, où l’inquiétude rôde : « dis-moi/que jamais ces mots/ne se figeront/ne se transformeront/en verre en marbre en druse/ne deviendront camelote vieux fatras/mais resteront la lave échappée du gosier noir du Vésuve/en fusion perpétuelle ».

Ce recueil d’eau et de feu, où des corps sensuels se heurtent ou s’épousent dans « une brève liaison », où l’âme pose la question de l’immortalité autant que de la mémoire. Une fois les corps déliés, que reste-t-il, quel en est le souvenir : « et je ne me souviendrai pas de son visage. /le corps – pas un temple – autre chose/Autre chose… Quoi ? /quoi de plus inexplicite ! ». L’amour existe-t-il ? Rien n’est moins sûr : « sans âme ton corps me touche. /… le corps dit : tu n’aimes pas. /L’âme dit : la mémoire a lâché, / sans toi déjà »
Terrible constat d’une poète qui se morigène elle-même de son irrespect de tout. Mais c’est bien à son cœur et à son âme qu’elle demande le secours : « aide-moi » toute la fin du recueil est cette demande de secours : « Parle-moi/…Parle-moi… /parle-moi…/parle-moi… ». Et le recours est parfois le souvenir d’enfance où le souvenir du village Velestovo est juste la couleur bleue, ou des évocations de l’Arménie ou de Venise. Coule l’eau mémorielle, celle aussi des contes, cette « étreinte de la rivière », « chemin » à prendre, « au plus profond du jour/dans ses fourrés obscurs/de tous incompris/nous attendons ».
On se souvient alors que l’on a tout de même aimé, que l’on a été seul et parfois moins seul, que l’on n’a peut-être rien compris mais qu’étreinte est anagramme d’éternité.


Isabelle Baladine Howald

Tatiana Daniliyants l’étreinte de la rivière, trad Irène Imart, postface de Jean-Baptiste Para, Alidades, petite collection russe, 2023, 61 p, 7€


L’étreinte de la rivière

1

Nous n’avons ni temps
ni lieu moins
des lambeaux
des fragments
des syllabes seulement
volent
de partout vers le fleuve


vent chargé de détritus
courant à rebours
à minuit


et se dressent
comme vivants


2

qui a les clés?
somnolence
oubli
dans les ténèbres
mouvantes
faussement vivifiantes
à pleines gorgées inassouvies
de l’eau froide
dans le creux des mains


3
Chante
simplement chante
nul besoin de mots
simple poussière
dont le sens
encore une fois
se défait


4

mirages
fata morgana
rien ne me console


5

j’ai mal
lorsque
(barré)


6

lèvres maquillées
là où elle s’abritait
palpitait
vivait
c’est le vide
à présent

7

garder en mémoire
la lumière bleue
le matin
de ce jour-là


8


sentir la douleur
comme le sang
à l’intérieur ?
battement du cœur
entre