Erri De Luca, “Aller simple” suivi de “L’hôte impénitent”, lu par Marc Wetzel


Dans une note émouvante, Marc Wetzel entraîne le lecteur à sa suite dans l’œuvre de Erri De Luca, collection Poésie/Gallimard



Erri De Luca, Aller simple suivi de L’hôte impénitent, traduit de l’italien par Danièle Valin, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 2021, 320 pages, 10,10€


Premier point ou tableau : migrants méditerranéens, périlleusement embarqués, en “allers simples”.

Nuit du jour quatrième, rengaine d’hommes dans le noir,
balancés par la mer, nous sommes un seau dans un puits d’étoiles.
Sous la toile des souffles chauds malades,
les femmes se partagent l’espace, les hommes s’entassent.

À l’aube quelqu’un délire, pas une aile dans le ciel,
à midi le vent s’essouffle, abaisse la mer.
Au couchant, la lumière étire à l’est l’ombre du bateau,
ici en mer personne ne la piétine.
” (p.39)

On ne décrit pas ici de sentiments.

Un sentiment consiste à penser ce qu’on ressent (à estimer que ce qu’on ressent nous fait appartenir à – ou nous exclut d’ – une totalité sensée). Ainsi, de la rancune, qui pense la trahison vécue, la perte de confiance passée; de la pitié, qui pense le passage de la détresse, l’élan du malheur; de la gratitude, qui pense le saisissement du secours reçu, la surprise d’un cadeau de vie. Mais ici, sur l’embarcation, à dizaines de serrés, tenus en respect par des passeurs armés, sans toit ni sol, dépendants d’un pilote mercenaire, d’un fourrier crapuleux, nul sentiment, on n’a ni loisir ni désir de “penser ce qu’on ressent”. Bien plutôt, ressent-on, sans délai ni méthode, les à-coups incessants de “pensées” contraintes, situées, fulgurantes, comme : “la mer est une girouette” (p.17), “la nuit renforce l’odeur des assassins”(p.23), “pas d’oiseaux ni de papillons, l’air maritime est stérile de vols” (p.27), “voici arrivé le jour qui n’aura pas de soir” (p.31), ou “tant de vies détruites ont aplani le voyage, des pas ôtés à d’autres poussent les nôtres en avant”(p.41). Comment appeler cela, ce fait de “ressentir ce qu’on pense” ? C’est saisir de pures opportunités, apprécier ce qu’on a décidé dans l’urgence, comprendre ce qu’on vient (ensemble, instinctivement) de juger bon de faire, par exemple :

Nous ne mettons pas les morts à la mer, ils servent pour la nuit,
leurs corps préservent du froid, la mer est sans mouches
” (p.45)

Ou, dans la douloureuse et admirable évidence que les enfants embarqués sont les plus héroïques du bord, sont sereins comme des buts, “endurcis comme des cals” (p.29), et savent, eux, croître dans la fuite, s’éduquer de l’exil :

Ils se contentent même de rien
ils dorment dans les tempêtes le pouce à la bouche pour dîner.
Ils brillent de sueur plus acharnés que nous,
ce sont des buissons d’épines, la mort ne s’approche pas (…)
Ce sont eux qui nous défendent,
c’est le fruit qui protège l’arbre
” (p.61)

Ce qui fait trouver à un auteur le prodigieux résumé d’un “c’est le fruit qui protège l’arbre” est donc moins un sentiment qu’une sorte de terrible et exemplaire pensement. Erri De Luca est un poète du pensement. Le pensement est comme un rapprochement vital, la mise en relation d’une situation de vie avec son seul sens possible, c’est exactement la réponse donnée à chaque “question de vie ou de mort”. Ressentir ce qu’on pense, c’est formuler l’acte de survie comme il a surgi de lui-même. D’où, chez ce poète, des formulations géniales, parce qu’elles expriment, comme directement depuis elle, l’acrobatie salutaire d’une survie humaine. Ainsi le chœur des survivants recueillis, mais aussitôt parqués, dit :

Nous sommes les innombrables, redoublés à chaque case d’échiquier,
nous pavons de squelettes votre mer pour marcher dessus
“.(p.65),

ou, aux Européens perplexes (comment pourraient-ils assumer aisément leur maladie chrétienne ?), ce chœur dit comme la leçon de leur relève historique, en des termes inoubliablement pertinents :

De toute distance nous arriverons, à millions de pas
ceux qui vont à pied ne peuvent être arrêtés.
De nos flancs naît votre nouveau monde,
elle est nôtre la rupture des eaux, la montée du lait.
Vous êtes le cou de la planète, la tête coiffée,
le nez délicat, sommet de sable de l’humanité.
Nous sommes les pieds en marche pour vous rejoindre,
nous soutiendrons votre corps, tout frais de nos forces
” (p.67)

Second point : quelles consignes de vie un poète peut-il donner à ceux qui n’ont pas de vie poétique, c’est-à-dire ceux qui n’ont pas ressource de faire chanter le destin en eux, ceux (nous tous) en qui la poésie ne trouve pas de source ?
Eh bien, celui-ci peut illustrer ce que serait sa propre vie sans le don poétique, sans la faculté d’interpellation enchanteresse, et nous dire : voilà ce que ça donne. Or il y eut quelqu’un, réellement, qui fut le poète sans sa poésie, et c’est son père : Aldo De Luca, dont le recueil signale trois traits, trois (plus ou moins délibérés) choix d’existence : d’abord l’intégrité, car le peu de vérité qu’il suffit d’assurer devant autrui résiste, elle, (au contraire des manœuvres et médisances) à tous les oublis et incertitudes :

J’ai hésité à faire comme lui, puis j’ai suivi
sa conduite, bonne pour les distraits :
les malhonnêtetés ont besoin de concentration
” (p.253) 

ensuite la lucidité : ceux qui n’ont pas besoin de forger des mirages entre la mort et eux, on les ménage, on craint probablement leur mortalité même, qui leur est comme une souple voile, qu’ils orientent pour remonter les vents de vie contraires :

Il ne m’a pas emmené sur le mont Moriah sous un prétexte,
le bois sur le dos et le couteau dans l’étui en cuir.
Mon père n’avait rien en commun avec Abraham.
Mais je l’ai accompagné là où les pas cessent
et ce n’était pas au sommet d’une montée.
C’était un homme pensif, à laisser tranquille,
il suivait sa rectitude
qui n’est pas l’angle droit d’un dos,
mais aigu, à contre vent”.
(p.253)

et, enfin, une sorte de tempérance spirituelle, en homme qui ne demande jamais plus que ce qu’il a mérité de comprendre. Il faut être poète ou penseur pour assimiler, sans indigestion ni complaisance, l’inconnu véritable; et Aldo De Luca, lui, ne traite pas son temps d’après-infarctus différemment de celui d’avant : les odeurs ou parfums de la fin d’être, il ne les hume ni ne les exorcise (au contraire d’Erri qui, poète, a de quoi soutenir le tragique de ses formulations, et le répit de ses abstractions). Aldo, lui, bénissait silencieusement son vin et le buvait :

Il a attendu la mort après son premier infarctus à 40 ans
en remerciant à chaque début de saison.
Après mon infarctus moi je regarde le calendrier, un tableau abstrait,
le temps est devenu un supplément.
Lui le bénissait sur les fruits
” (p.254-5)

Et ce père, prévenu un soir de sa mort proche et jeune, laisse les devins à leur propre sort, tient pour néant l’ambassade auprès de lui du néant. Un poète a les moyens de pactiser avec la fatale vérité, en mentant plus haut qu’elle ; un non-poète, comme Aldo, non, réagissant plutôt par un “De quoi te mêles-tu ? Ce ne sont même pas mes propres affaires !” à la nomade diseuse d’aventure :

Et tu ne voulus pas croire la bohémienne venue entre les chaises
un quinze août pour lire dans ta main ce pronostic :
“Tu mourras jeune, ce sera la nuit, sans le lendemain”.
Autrefois, les bohémiennes étaient impitoyables, comme leur vie.
“Va-t’en au diable – lui dis-tu – tu ne sais même pas comment je m’appelle.
– Aldo.” Et toi : “Tu as dû l’entendre dire.
– Paie-moi à boire.  – Verse-le-toi toute seule.”
Et tu frottas la main du pronostic dans le sel”
(p.167)

Enfin, la poésie a son propre conseil d’aimer,

Fais comme le lanceur de couteaux, qui tire autour du corps.
Écris sur l’amour sans le nommer, la précision consiste à éviter.
Détourne-toi du mot solennel, déjà ripaillé
(abbuffato),
vise le bord, longe,
le lanceur de couteaux touche de loin,
l’erreur est d’atteindre la cible, la grâce est de la rater
” (p.193)

 … aimer, désirer ce qu’on ressent, “s’ennaturer” d’un être, comme l’écrit De Luca :

Il existe le verbe dénaturer, il doit aussi exister ennaturer
par lequel je remplace le verbe enamourer
car il se passe ceci : que je sens mon corps,
un air de musique m’émeut, un courant passe sous la pulpe de mes doigts,
une odeur me pique une larme, je transpire, je rougis,
au bout de mon sacrum remue une queue qui s’est perdue.
Je me suis ennaturé : c’est plus juste.
Je m’ennature de toi quand je t’embrasse.
” (p.195)
 
L’amour se nomme aussi (depuis Marina Tsvetaeva, précise le poète) “attraction céleste” – là où la gravité fait tomber la pomme, dit-il (p.181), Newton n’y a pas saisi “la force de beauté qui avait poussé le fruit sur l’arbre, sauts de lymphe, chlorophylle, lumière“. L’attraction céleste a sa source dans la grâce d’autrui; elle est comme l’infinie délicatesse de ne pas prétendre à plus de grâce qu’on n’en comprend. Il faudrait tout citer :

Il existe dans la nature une autre attraction que la terrestre,
Marina l’a découverte et l’a dite céleste (…)
Il fallait Marina pour la nommer.
L’attraction céleste projette les chaînes de montagnes, déclenche les marées,
pousse l’arbre vers le haut, le feu à s’élever,
un courant d’air à remonter un mur au soleil.
Elle est dans l’alpiniste et dans les dessins de Léonard,
dans les prières, dans les sérénades, dans l’astronome,
dans le moribond, dans le levain, dans le moût,
dans la gueule du loup, dans les os du pied,
dans l’éruption, dans le gaz des ballons,
dans un cri de douleur, dans le lancer d’un chapeau.
L’attraction céleste est un coup hors la loi
qui soulève la robe blanche de Marilyn
et la fait rire et donne l’eau
à la bouche de l’homme qui la regarde
” (p.181)

L’amour réel n’est pourtant pas l’alpinisme – encore moins dans la guerre ou le travail, l’effort militant (les trois thèmes centraux, peut-être, de cette poésie). L’alpinisme est autre chose (gravir le mur inerte des hauteurs) que ce que peut et doit l’amour (qui sème des hauteurs qui se récolteront elles-mêmes); de même la guerre ignore ce que veut l’amour (pouvoir mériter le secret d’un autre), elle qui demande à la mort de faire la paix entre nous, et ne sait que faire lâcher prise à l’hôte incompatible.

Une seule guerre fut juste, et aucune autre,
celle de Troie : deux peuples en armes
pour celui des deux qui devait garder la beauté
” (p.221)
 
La militance déjoue les coups (nantis et dominants), tue la cible avant qu’elle ne se ré-arme, contre-calcule, torée en rouge l’adversité.

Petite, elle vomissait l’hostie : sans eau
il lui semblait avaler du papier.
Moi aussi pendant une perquisition je l’ai fourré dans ma gorge,
sans eau et sans vomissement, le papier.
Il descend mieux dans l’urgence que par dévotion
” (p.199)

Le travail (matériel ou idéologique) voit la nature ou la société qu’il transforme, alors que l’amour a, pour ce qui le dépasse, l’oreille absolue.
 
Mes bras se sont durcis pour supporter le travail,
non pour entourer tes hanches.
Mes yeux prompts à se baisser avant les tiens,
se sont entraînés à regarder par terre en escaladant la montagne.
Ma bouche qui recueille tes baisers vient d’une autre soif.
Rien dans mon corps ne se préparait pour ce rendez-vous
sauf l’oreille, à l’affût du premier olé du sang
” (p.197).

Ainsi cette poésie du cœur, sans les moyens du sentiment, adresse-t-elle à notre non-poésie l’homélie parfaite dont animer l’amour :

Vis en aventureux comme font les saints, les cigognes,
vis en desséché comme fait l’herbe en cas de sécheresse,
elle se blottit sous terre pour renaître sous l’averse.
Vis en pollen gaspillé un million de fois
sur les trottoirs, les cailloux et une seule par hasard dans l’ovaire.
Vis en déserteur d’une guerre,
proclame les vaincus non pas le vainqueur,
trinque à l’insurrection des cibles.
Prends par le bras petite sœur la mort
qui a déjà dû te chercher plusieurs fois
dis-lui que tu l’invites au cinéma, qu’on donne ta vie,
assise à ta droite,
dis-lui de se préparer
c’est toi qui passeras la prendre à cette heure-là
” (Sermon, p.143)


Marc Wetzel

Erri De Luca, Aller simple suivi de L’hôte impénitent, traduit de l’italien par Danièle Valin, édition bilingue, Poésie/Gallimard, 2021, 320 pages, 10,10€