Zuzanna Ginczanka. « Les Centaures & autres poèmes », lu par Alice-Catherine Carls


Alice-Catherine Carls introduit à l’œuvre de la poète polonaise (1917-1944) à partir d’une sélection de poèmes traduits par Isabelle Macor.


 

Zuzanna Ginczanka, Les Centaures & autres poèmes, traduits du polonais et présentés par Isabelle Macor, Editions de la Barque, mars 2024, 384 pages.






Le sort ne donna à Zuzanna Ginczanka que quinze ans pour écrire : cinq ans d’adolescence, trois ans « normaux » et cinq ans de « survie ». Quinze années éblouissantes et tragiques. L’histoire la déplaça dès sa naissance. Née à Kiev quelques jours après le déclenchement de la révolution bolchevique d’octobre 1917, abandonnée par ses parents, elle fut élevée par sa grand-mère. Elle grandit dans la ville volhynienne de Równe (aujourd’hui Rivne), entourée de Polonais, de Russes, d’Ukrainiens, d’Arméniens, de Tatars et de Juifs. Ayant appris le russe comme langue maternelle, à l’âge de 14 ans, elle choisit le polonais comme langue poétique, prit le nom de plume Ginczanka, entama une correspondance avec Julian Tuwim et publia son premier poème, « Banquet estival », dans le journal de son lycée. Deux ans plus tard, en août 1933, « Fertilité de mois d’août » fut publié dans le supplément dominical du quotidien national polonais Ilustrowany Kuryer Codzienny. Au lycée Tadeusz Kościuszko de Równe, elle reçut une solide éducation dans les lettres classiques qui se manifeste en filigrane dans ses poèmes, des contes de fées chinois et de la mythologie germanique aux cultures méditerranéennes et juives.

En 1934, sous la tutelle de Julian Tuwim, son poème « Grammaire » remporta un prix au concours annuel des jeunes poètes et fut publié dans Wiadomości Literackie, le prestigieux hebdomadaire littéraire de Varsovie. À peine âgée de 17 ans, elle articulait déjà dans ce poème l’essence de sa philosophie poétique : chaque mot est « le contenu indispensable, / le concret de l’essence des choses, / … quelque chose qui dure encore et est, car du vide il advint vérité. » « Conjugaison », écrit la même année, confesse que « le vocable germant en rhizomes / m’a envahie, a pris racine comme patrie ; / ma langue est pour moi mon pays / ma terre nourricière, fertile et bonne – / Dois-je absolument la découper /comme un drapeau, en un programme carré – ? »  Les mots se font chair et unissent le corps et l’abstraction, la vie et la poésie. La langue est devenue pays et point d’ancrage.

La courte vie adulte de Zuzanna Ginczanka fut marquée par des hauts et des bas dramatiques. Apatride en vertu de son passeport Nansen, expatriée des paysages bucoliques idylliques de son enfance, elle s’installa à Varsovie en 1935. Cette jeune femme juive de 18 ans, qui avait la beauté et l’aplomb d’une icône byzantine, atterrissait dans un pays majoritairement catholique et patriarcal. Surnommée « Tuwim en jupe », elle vit ses études à l’université de Varsovie perturbées par des attaques antisémites. Sans se décourager, elle publia son premier et unique livre, un mince recueil de 17 poèmes intitulé O Centaurach [Sur les centaures] en 1936, dont le poème éponyme voit l’occasion d’unir par les centaures les contrepoints masculin/féminin et passion raison « dans la noble harmonie / et fondues dans la taille et le cœur. » Cette déclaration était un rejet du dualisme occidental et des États-nations linéaires, carrés et exclusifs. En dépit ou peut-être à cause de ces prises de position, elle était admise à la table de Witold Gombrowicz au café Mała Ziemianska et comptait Czesław Miłosz parmi ses admirateurs.

Zuzanna Ginczanka embrassa le skamandrisme et écrivit des poèmes et deux drames radiophoniques. Elle fit connaître son opinion à travers des pastiches et des satires, en particulier le poème prémonitoire et bien connu « Mai 1939 », dans lequel elle contestait à la fois un poème éponyme trop optimiste d’Antoni Słonimski et le poème de Robert Frost « The Road Not Taken », affirmant que l’espoir et le désespoir, dont l’un est le chemin le moins fréquenté, se termineront tous deux en tragédie. Elle dénonça également l’injustice sociale et le sort des pauvres. En septembre 1939, le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale interrompit son essor et l’obligea à se cacher à Lviv, alors sous occupation soviétique et allemande. Dénoncée par sa logeuse, elle s’installa à Cracovie, sa vie coupée net à l’âge de 27 ans par une balle allemande dans la cour de la prison de Montelupich au printemps 1944. Il y a maintenant une Stolperstein avec son nom sur le trottoir de la Plac Teatralna 1 à Rivne.

Y aura-t-il un jour une édition définitive de l’œuvre de Ginczanka ? Son œuvre poétique, selon sa biographe Izolda Kiec, se compose de 177 poèmes. Seuls 11 des 106 poèmes écrits entre 1931 et 1936 furent publiés avant la guerre. Outre le volume O Centaurach, les 51 poèmes écrits entre 1936 et 1939 connurent plus de succès, notamment dans les revues Wiadomości Literackie et Szpilki. Seuls 3 de ses poèmes de guerre semblent avoir survécu. Le troisième, « Non omnis moriar » qui nommait la femme qui l’avait trahie, survécut grâce à une version recopiée qui fut présentée comme preuve lors du procès de cette dernière en 1945.

La renaissance de Zuzanna Ginczanka est due en grande partie au hasard, mais aussi à la persévérance de son message trop en avance sur son époque, et qui continue à nous interpeller. Pendant un siècle entier, sa mémoire a refait surface de manière épisodique. En 1953, son ami de Równe, Jan Spiewak, publia un premier volume, Wiersze wybrane [Poèmes choisis]. En 1991, Agata Kiec commença à écrire sur elle et Agata Araszkiewicz suivit quelques années plus tard. 2014, l’année du 70e anniversaire de la mort de Zuzanna Ginczanka, fut marquée par une redécouverte sérieuse de sa poésie. L’essai et la traduction d’Alessandro Amenta parurent en 2016 (Le parole e il silenzio. La poesia di Zuzanna Ginczanka e Krystyna Krahelska). Marek Kazmierski publia le premier volume de traduction anglaise, Invoking Zuzanna Ginczanka : Translation in a Time of Love and War, à temps pour le 100e anniversaire de sa naissance en 2017. La publication en 2019 par Agata Kiec de l’édition complète des poèmes, Wiersze zebrane, déclencha une multitude de traductions en revues et en livres dans de nombreuses langues. Bernhard Hofstötter et Hanna Kubiak signèrent en 2021 une traduction allemande, Von Zentauren – und weitere ausgewählte Gedichte. L’année 2023 célébra le 90e anniversaire des débuts littéraires de Ginczanka avec deux volumes en anglais, l’un dans la traduction de 75 poèmes par Alex Braslavsky intitulée On Centaurs and Other Poems [Sur les centaures et autres poèmes] (World Poetry Books, February 2023) et l’autre, une selection de 33 poèmes traduits par Alissa Valles et intitulée Firebird [L’Oiseau de Feu] (New York Review of Books, août 2023).

Les Centaures & autres poèmes, qui rassemble 116 poèmes traduits et commentés par Isabelle Macor, est à ce jour la sélection la plus complète des œuvres de Zuzanna Ginczanka. Les choix de poèmes sont équilibrés : les deux premiers poèmes de jeunesse sont suivis par 60 poèmes écrits entre 1932 et 1936, dont la plupart n’ont jamais été publiés. Suivent les 17 poèmes des Centaures puis 36 poèmes publiés en revue entre 1936 et 1938, et enfin 3 poèmes écrits entre 1939 et 1942. Les textes de présentation donnent de courtes biographies d’écrivains et poètes polonais de l’entre-deux guerres, un lexique des lieux fréquentés par Zuzanna Ginczanka, et sa biographie. Des notes discrètes à la fin de certains poèmes apportent une réponse immédiate sur des points plus pointus. 5 photos en noir et blanc à la fin de l’ouvrage complètent l’ouvrage. Étayé par des recherches au Musée Adam Mickiewicz de Varsovie, cet important ouvrage a été soutenu par l’Institut du Livre de Cracovie et l’Institut Polonais de Paris. Il a été publié avec le soutien de la Fondation Jan Michalski, la Fondation Région Bretagne et le Centre National du Livre. Il importe de relever une astuce typographique intelligente pour ce texte bilingue. Les traductions occupent 193 pages et sont en caractères « normaux, » tandis que les textes polonais qui leur correspondent occupent les 129 pages suivantes en caractères plus petits. L’ouvrage est plus facile à manier, les coûts réduits, et surtout l’économie de papier démontre le souci écologique de l’éditeur.

Polyglotte de naissance, Zuzanna Ginczanka écrivait dans un polonais enrichi par les sonorités et rythmes de plusieurs langages. Elle privilégiait les images fortes au rythme serré, écartait la syntaxe, joignait les mots dans des évocations ésotériques, mettait soigneusement en scène ses poèmes, et ajoutait en contrepoint un ou deux vers finaux sobres ou prophétiques. Ses vers sont denses mais fluides ; sa poésie est en mouvement, prête à prendre son envol. Isabelle Macor, traductrice émérite de la poésie polonaise, a fourni ici sans doute l’une de ses réalisations les plus réussies. Ondoyant, élégant, fidèle, son français se fait délicat ou furieux, lyrique ou satirique, selon l’atmosphère de chaque poème. Sa traduction donne la pleine mesure du talent de Zuzanna Ginczanka.
On a beaucoup écrit sur les tropes féministes du corps, de l’identité et de la sexualité dans la poésie de Zuzanna Ginczanka. Or ses poèmes « féminins » transcendent les 3, ce qui est assez extraordinaire puisqu’ils ont été écrits alors qu’elle avait entre 14 et 19 ans. Elle inscrit la sexualité dans le contexte du cycle de vie reproductive d’une femme, des premiers émois de l’adolescence à la féminité et à la maternité. Elle n’hésite pas à évoquer l’acte physique de l’amour, la révolte des jeunes filles de 15 ans contre les conventions bourgeoises, ou son empathie pour une prostituée adolescente. Ses références à la sexualité utilisent souvent des métaphores, comme le poème « Femme ». Plus important encore, la féminité épouse les rythmes de la terre en unissant l’esprit, l’émotion, et le corps (« Dans la fournaise»). La féminité communie avec les récoltes et les naissances d’animaux et affirme l’âme de la femme. La nature et le corps sont liés en symbiose par les activités vivifiantes de l’amour et de la nourriture. « Banquet estival », écrit à l’âge de 13 ans, décrit la terre comme une assiette d’argile grise remplie d’une salade d’herbe verte assaisonnée de fleurs odorantes, sur laquelle le soleil verse « le miel chaud et doré de ses rayons ». Le ciel nocturne est inondé d’une poudre d’étoiles qui remplissent « le sucrier de l’univers ». La poète boit la mousse des nuages en mordant « à pleines dents de mes émois dans la pomme vermeille des jours / Et dans le panier de mon cœur je range les pelures des souvenirs déjà consommés. » Ce poème saisissant, une sorte de réponse à l’holodomor, affirme la vie, l’amour et la nourriture comme éléments physiques et spirituels. Car la nature, pour Zuzanna Ginczanka, a une présence cosmique qui dépasse la plénitude d’une Arcadie, même si l’on pense ici aux descriptions de Hayim Nahman Bialik. Dans un poème extraordinaire et prémonitoire, « L’Ascension de la Terre », l’érotisme rejoint la prophétie ; la terre se soumet aux violences commises contre elle avant de se déchaîner « libre : / fluviale, forestière et champêtre / et dans l’embrasement de son propre sang – / elle tombera soumise devant Dieu. »

La poésie de Zuzanna Ginczanka reste intacte, éternellement jeune dans sa clarté, sa jouvance, et sa sensibilité au monde. Elle aurait pu être la sœur aînée, le mentor et la poétesse préférée d’Anne Frank. Les deux jeunes femmes nous ont légué leur affirmation farouche de la vie. Les Centaures & autres poèmes est un ouvrage à lire, relire, et redécouvrir, infiniment.

Alice-Catherine Carls
Université du Tennessee à Martin


Extraits

Banquet estival

            Sur l’assiette grise de la terre, peinte dans le vert de l’herbe,
            J’ai une salade, composée de fleurs odorantes aux couleurs vives,
            Et du plat en forme de soleil qui ne changera pas de moule
            L’été verse sur elles le miel chaud et doré de ses rayons.

Dans un autre saladier de verre noir, tel cristaux d’instants nocturnes,
Est couchée la banane de la demi-lune, grosse et mûre ;
Juillet dans son ivresse répand bientôt sur le firmament de la demi-lune
Le sucre-poudre des étoiles dont le sucrier de l’univers est plein.

            D’une carafe cristalline je bois des yeux le ciel et la mousse des nuages –
            Maître d’hôtel – l’été sur son plateau porte la citrouille dorée du soleil.
            Je mords à pleines dents de mes émois dans la pomme vermeille des jours
            Et dans le panier du cœur je garde des souvenirs consommés les pelures.

Echa Szkolne No. 1/21. 1er octobre 1931


Panthéiste

Nul dieu ne m’a été révélé
dans des buissons
ardents
brûlants,
il ne m’a pas parlé́
dans un embrasement
il ne m’a pas appelée
dans un flamboiement –
je l’ai trouvé dans un bosquet
de lilas,
quand dans les formes
des pampres il se multipliait,
je l’ai très nettement reconnu tandis qu’il m’appelait à travers
les feuilles mouillées.
Et alors – depuis cet instant je vais ébahie
            à la rencontre
            d’émerveillements
soudains
quand la butte arrondie d’une taupe
par miracle prend la dimension du
Sinaï –
essayez donc sceptiques et méchants
d’allumer le soleil
comme une lampe ;
je vous parle
oyez –
oyez –
je suis :
un prophète joyeux –
une fille.

            Les chemins se déroulent comme la bande
            d’un film
à toute vitesse
pêle-mêle
et je me heurte comme ivre
aux miracles
sur ma route
au passage :
            ainsi
            dans les calcédoines issues de nulle part
            le temps s’est figé comme une syncope –
            ainsi
            la lumière file :
            trois cent mille
            kilomètres
            à
            la
            seconde –
ainsi
            je ne suis que l’artère
par laquelle circule dans le monde
            tel le sang
            l’azote –
            ainsi
le baiser « silencieux comme un songe »
            du tumulte des mondes m’assourdit
la clameur –
            ainsi
un jour tout se détachera
            comme ça : sans prévenir,
            sans un avertissement
            tout d’un coup
            et la terre
dans sa course ira se fracasser
            étoile filante
            romantique –

Comme il est difficile de garder l’équilibre
alors que je m’emmêle les pieds en chemin
dans les miracles
sans pouvoir m’appuyer avec certitude
sur un dieu
qui secoue l’arbre m’offrant le vent
et les oiseaux
un dieu pourvoyeur de vie afflue en moi d’un sang rouge qui coule sans effort
bien que ne m’ait été révélée
nulle voix
dans le buisson
brûlant
ardent.

1932-1936 | manuscrits – 6 février 1934