Isabelle Baladine Howald explore ici un très riche nouveau Cahier de l’Herne, entièrement consacré à l’ethnologue & anthropologue Philippe Descola
La poésie des mondes
Nous ne comprenons naturellement tout ce qui est étranger
que par un se-rendre-étranger – une modification de soi.
Novalis
J’ai commencé à lire Philippe Descola, le très grand ethnologue/anthropologue, philosophe à la base, il y a quelques années seulement. Je m’intéressais à l’ethnologie et à l’anthropologie depuis longtemps, parce que la compréhension rationnelle et anthropocentrique du monde que l’on nous proposait ne me suffisait pas. Philippe Descola, en quelques livres, a ouvert grand la fenêtre. Plus que de découvrir par lui que des mondes existaient, je découvrais par lui que mes mondes pouvaient être théorisés, présentés, décrits, commentés et en ouvrir encore d’autres. Dans cette période si difficile pour la « nature », outre une petite écologie devenue quotidienne, outre de mieux comprendre les « zadistes » – (Philippe Descola est très engagé, le lire aujourd’hui ne peut en aucun cas faire abstraction du politique, comme le souligne Jérôme Baschet), lire Philippe Descola a représenté en effet comme une fenêtre qui s’ouvre brusquement. Ce que je ressentais obscurément comme ma perception de différents mondes, Descola l’écrivait, en parlait, s’accompagnait d’illustrateurs (Alessandro Pignocchi pour une « conversation de mésanges » et un livre, Ethnographie des mondes à venir), le facétieux Descola s’intéressant au dessin et à la BD – et bien sûr à la peinture, comme le montre Jacques Rancière, et surtout ce livre majeur de Descola qu’est Les formes du visible (Seuil). Facétieux au point d’avoir prononcé un discours hilarant, qu’on découvre dans ce Cahier, lors d’une fête « médiévale » chez Bruno Latour, ou de s’exprimer en achuar, la langue de son peuple de prédilection et d’études, à Cambridge, comme le raconte Caroline Humphrey, ou montrer qu’il est un « danseur de rock exceptionnel » comme le relate Aparecida Vilaça !
Je ne prétends pas avoir tout compris de Philippe Descola, loin de là, mais j’aime le lire, me casser la tête parfois, comme j’aime lire les livres de Tim Ingold (merveilleux Faire, ou Une brève histoire des lignes chez Zones sensibles), Donna Haraway (Vivre avec le trouble, éd Dehors), Baptiste Morizot (Manières d’être vivant ou Sur la piste animale, Actes Sud), Vinciane Despret (Habiter en oiseau, Actes Sud), Eduardo Kohn (Comment pensent les forêts, éditions Z/S), reprendre ceux de Lévi-Strauss. Et je n’oublie pas une de mes premières découvertes dans ce domaine avec le si beau L’eau se mêle à la boue dans un bassin à ciel ouvert de Keith Basso (Zones sensibles). Un bassin à ciel ouvert – pas une mégabassine artificielle qui se sert qu’aux plus riches – s’est donc grand ouvert devant moi, qui faisait que je me sentais moins ridicule de regarder des heures les fascinants escargots, de caresser une pierre, de penser à des dieux plutôt qu’à un seul, de considérer que froisser une fleur était peu respectueux. N’y voyez rien de naïf. J’ai toujours vécu comme ça, et c’était sérieux, profond, « réel », depuis l’enfance. Notre monde ne me suffit pas, trop étriqué, mais comment décrire ma multitude de sensations, d’impressions, de rêves, de sentiments, de pensées également. Voilà que Philippe Descola semblait connaître tout cela, et en faisait des livres, une ethnographie, où l’homme occidental n’est pas central mais doit « se-rendre-étranger » et donc vivre « une modification de soi » comme le proposait déjà Novalis. Ce n’est pas le seul point commun.
Descola est venu à la Bibliothèque nationale et universitaire de Strasbourg il y a quelques années. Je suis allée l’écouter, nous avons tous vu le film dans lequel il parle de la ZAD de Notre-Dame des-Landes en particulier. Je n’ai pas osé lui dire combien son travail m’intéressait et me donnait une vraie espérance : celle de voir et comprendre les choses autrement.
Si j’en parle aujourd’hui, c’est que je considère que la poésie, puisque nous sommes dans la revue Poesibao, c’est cela : des mondes possibles. Un point commun, des différences et cette fenêtre grande ouverte.
Un Cahier de l’Herne est toujours un événement. Voici donc que Philippe Descola qui est à l’honneur de la prestigieuse revue.
Ce Cahier, dirigé par Gregory Delaplace et Salvatore D’Onofrio, est particulièrement bien conçu, dans le sens où l’aspect critique est largement mis à l’honneur. C’est aussi une preuve d’intelligence et d’ouverture de Philippe Descola mais ceci est depuis toujours la marque de son travail.
Outre bien sûr les inédits, remarquables, de Philippe Descola, si belles pages sur le paysage (j’aimerais le voir converser avec Jean-Christophe Bailly), sa présentation d’une discipline nécessairement comparative, on découvre son dialogue via textes interposés, avec le trop rare Pierre Michon (du superbe, « mythologique » Pierre Michon), la compagnie heureuse de confrères et ami(e)s, ses échanges épistolaires admiratifs mais qui ne cèdent rien sur le plan de la théorie, à Claude Lévi-Strauss, son maître dont il lui a fallu peu peu à peu s’éloigner pour trouver sa propre voie.
Il faut lire les textes très intéressants et plus critiques de sa femme Anne-Christine Taylor et de quelques collègues et ou/amis. Anne-Christine Taylor, elle-même ethnologue, qui partage la vie de Descola depuis cinquante ans, ne cache pas les différences de vue quant au travail sur la durée, mais ce long compagnonnage dévoile aussi un accord si profond, une complémentarité impressionnante, notamment lors de leur séjour chez les Achuar. Durant toute une vie eut lieu « une complicité sans faille dans la recherche de la meilleure façon d’être à deux. ». Comment mieux dire …
Georges Didi-Huberman, toujours si fin et passionnant, évoque bien sûr l’image, pour en évoquer l’agir, le faire et pas seulement le rôle de représentation. L’image en effet est active, elle propose d’elle-même un « faire voir ». C’est un dialogue déjà ancien entre ces deux intellectuels. Mais que peut faire l’image dans les ontologies (étude philosophique de la question de l’être) de Philippe Descola : « le monde des images est capables d’anticiper des mondes qui ne sont pas encore composés. » ? Il propose un « passage » entre les ontologies.
Tim Ingold évoque des différences notables avec son compagnon de route, approche qui reste encore un peu trop naturaliste à ses yeux. Le naturalisme est la conception centrale de Descola, comme ce qu’il faut absolument dépasser (il faut cesser de différencier humains et non humains comme les uns étant supérieurs aux autres, et établir un rapport d’échanges et de comparaisons avec les mondes de nos partenaires non humains). Tim Ingold noue plus étroitement l’approche biologique et sociale. Il est également plus intéressé par l’ontogénèse, c’est-à-dire l’étude du processus du développement de l’humain. Tim Ingold aimerait pousser les choses encore plus loin que Descola, parlant plutôt d’éducation, d’élaboration. Pour en savoir davantage sur ces questions complexes, je renvoie ici à un entretien très clair mené par Michel Lussault avec les deux ethnographes dans un livre, Etre au monde, quelle expérience commune ? (Presses Universitaires de Lyon, 2022).
Pierre Charbonnier de son côté fait la proposition quasiment anti-descolienne de « pousser les dernières coordonnées ontologiques et épistémiques – du naturalisme jusqu’à leur dernières potentialités pour sortir de l’impasse ». (Ce qui est épistémique se rapporte, ici, à l’ensemble des connaissances que l’on a par rapport à un groupe.) Il faut renvoyer à leurs échanges dans La Composition des mondes (Champs Flammarion, 2017), leur livre d’entretien, pour compléter ces visions passionnantes.
Ce Cahier de l’Herne est joyeux, non hagiographique, ouvert. En un mot, formidable.
Récemment invité dans une émission littéraire, entouré de personnages vibrionnants comme on dit aujourd’hui, c’est-à-dire qui s’agitent beaucoup et parlent sans arrêt, Philippe Descola a peu parlé, soit parce qu’il ne savait comment répondre à des questions aussi générales, là où il aurait fallu tant de nuances, soit qu’on ne lui ait pas vraiment laissé le temps d’y répondre. Il aurait fallu l’émission pour lui seul. Son regard sans illusions (comme celui du dernier Freud mais heureusement un peu moins triste) a vu les lointains et cela se … voit. Mais ça aurait demandé un travail de dingue à l’animateur, sympathique mais qui n’a pas le temps, et doit faire de l’audience. Je gagerais pourtant que, comme Lévi-Strauss en son temps ou Emmanuel Le Roy Ladurie avec Montaillou village occitan (Gallimard, 1975), Philippe Descola interrogé par un journaliste faussement naïf mais passionné aurait fait un malheur.
La forme de pensée de Descola n’est pas loin de celle de Novalis. Poésie et philosophie, déjà.
Science réflexive, poétisation du monde, « activité » de cette poésie.
Novalis, le nom que s’est inventé Frédéric von Hardenberg, signifie « terre en friche ». Descola viendrait de descendants de Cola, à savoir Nicolas, protecteur des enfants. De la terre.
Isabelle Baladine Howald
Cahier de l’Herne Philippe Descola, sous la direction de Laurence Tâcu, Cahier dirigé par Grégory Delaplace et Salvatore D’Onofrio, l’Herne, 2024, 35 €