Jean-Claude Leroy ouvre aux lecteurs les pages de ces Solitudes peuplées d’abandon d’un poète de la Beat Generation, Bob Kaufman.
Bob Kaufman, Des solitudes peuplées d’abandon, traduction de Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, coll. Amériques, 100 p., 2024, 20 €.
Une nouvelle traduction de Solitudes crowded with loneliness, de Bob Kaufman (1925-1986), est proposée par les éditions Le Réalgar dans la collection Amériques, elle est signée Marie Schermesser. Il n’est sans doute pas le poète vedette de la Beat Generation, n’a construit sa légende en aucune façon, mais la poésie était en lui comme un filon dans lequel il puisait des mots non calculés et les jetait sur du papier en vrac, le plus souvent à la volée, ou rien que balancés à l’auditeur présent, s’il y en avait un. Bien souvent, c’est sa compagne, Helen, qui récoltait les papiers épars qu’il avait griffonnés et les recueillait pour en faire plus tard des livres.
Né à la Nouvelle Orléans, il connaissait le patois français, et Rimbaud ou Baudelaire ont été déterminants pour lui, tout comme Lorca. (Cf. un entretien avec Helen en 1996, mené dix ans après la mort de Bob par Marc Villard, consultable sur son blog). Matelot sur des navires marchands, il a fait neuf fois le tour du monde avant de rencontrer William Burroughs et Allen Ginsberg à New-York et de se poser enfin à San Francisco, pour y vivre et mourir. Assigné à sa négritude, à l’alcool, à la came, il a connu les internements psychiatriques – on nous dit même qu’il a échappé de peu à la lobotomie – en outre, il aurait subi 39 arrestations pour la seule année 1959.
« Mon corps est un matelas lacéré,
Un lieu défait qui bat
Au rythme des va-et-vient
Des passagers sans amour
Mon corps tout entier
Est une pièce vide
Emplie d’une respiration froide et humide
S’échappant par bouffées sans trouver d’issue.
Devant des miroirs sans aucune compassion
Je me suis flingué avec les yeux,
Mais la mort a refusé mes avances.
[…] » [p. 60]
La poésie de Bob Kaufman pulse comme chez Kerouac au rythme de la rue, de la nuit, de la transe ou des prostituées, dans un défi permanent à la mort. « Quand je mourrai / Je refuserai la / Mort », écrit-il dans son poème Écho douloureux. Rapide, son écriture jetée par la bouche, grattée ici ou là, elle tombe en avalanche sur la page comme une scansion sans égards, un couperet lapidaire. Les références au jazz et à ses acteurs sont incessantes, c’est là un carburant de son rythme, on croise donc chez lui Charles Mingus, ce « bouffeur de cordes », Ray Charles (« vent noir de Kilimandjaro »), Bessie Smith, et bien sûr Charlie Parker, dont le patronyme deviendra le prénom de son fils : Parker Kaufman.
« …Nuits dans les terres de Bird sur les montagnes du Bop, révolutions du saxophone venteux
Salle de shoot/et murs qui fondent et vautours qui tournoient/
Cancer de l’argent/douleur qui refait surface/accès de terreur/
Mort et existence indestructible… » [p.11]
On croise évidemment les amis poètes, Allen Ginsberg, Gregory Corso, Lawrence Ferlinghetti, Kenneth Rexroth, ou encore le « moderniste » Art Crane (« tu es bien mort, Crane, mais nous savons que tu ne l’as jamais été… »), mais aussi le romancier John Steinbeck qui apparaît à plusieurs reprises dans les vers de Kaufman, lui ou un de ses personnages.
« …
Que je sois un poète ou pas, je consomme cinquante dollars d’air chaque jour, super
Afin d’exister je me cache derrière des piles de poèmes rouges et bleus
Et j’ouvre des petits parasols voluptueux, chantant la chanson du clou-dans-le-pied, buvant de douces béatitudes » [p. 14]
Bob Kaufman vit hanté par un monde où il a gravité et encore gravite, intérieurement, avec le recul propre à la solitude, justement, ou à ces certitudes auxquelles il se frotte, toutes « peuplées d’abandon ». Poèmes simples et déchirés que les siens, crachés oralement et que le lecteur accueille et reprend à son compte, selon qui il est. Mais avec ce poète de plain-pied, la distance a été franchie, l’homme de la rue, le vagabond, le fou de poésie, il a aussi son mot à dire, parce qu’il se sait poète et qu’il ne peut en être autrement.
L’ouverture-préface de ce recueil paru originellement en 1966 est un télégramme signé Lawrence Ferlinghetti, poète-éditeur mort centenaire il y a quelques années. À propos de son ami, il écrit : « IL Y A PLIÉ SES CHAGRINS DANS UN RÊVE AFRICAIN EN RACCOMPAGNANT PARKER CHEZ LUI À PIED OÙ ENSUITE ILS DANSERONT. » Et voici donc que, dans le français de cette nouvelle traduction, sous cette couverture cartographiée bleue et blanche, ils dansent aujourd’hui encore, les poèmes-chagrins de Bob Kaufman.
« SONS DE LA CÔTE OUEST – 1956
San-Fran, terre des hipsters,
Sons de jazz, sons de wig,
Sons de séismes, autres sons,
Allen dans Chesnut Street,
Donnant de la poésie aux places,
Corso à genoux, suppliant,
Les yeux de Dieu.
Rexroth, Ferlinghetti,
Swingant, dans des caves,
Kerouac chez Locke,
Neil qui écrit
Sur une machine à écrire, perché,
Neil, démarrant un tchou-tchou,
Sur des rails en zigzag.
Bon, pas mal de jazmen
Qui rappliquent,
Des jazzmen de New-York,
Trop de jazzmen,
Monterey en faillite,
Ceux de San Francisco, tout s’effondre.
Les conserveries ferment.
Les sardines se barrent
À Mexico.
Et moi aussi. » [p. 19-20]
Jean-Claude Leroy
Bob Kaufman, Des solitudes peuplées d’abandon, traduction de Marie Schermesser, préface de Lawrence Ferlinghetti, éditions Le Réalgar, coll. Amériques, 100 p., 2024, 20 €.