« Ainsi parlait Simone Weil », lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel montre bien comment Cécile A. Holdban permet ici au lecteur d’approcher la pensée très exigeante de Simone Weil.



Ainsi parlait Simone Weil – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Cécile A. Holdban, Arfuyen, 192 pages, avril 2024, 14€  


« La tempête qui nous entoure a déraciné les valeurs, en a défait la hiérarchie, et les met toutes en question pour les peser sur la balance toujours fausse de la force. Nous du moins, pendant ce temps, mettons-les toutes en question nous aussi, chacun de nous pour son compte, pesons-les en nous-mêmes dans le silence de l’attention, et souhaitons qu’il nous soit accordé de faire de notre conscience une balance juste » (fr. 328)

On ne peut pas badiner, lisant Simone Weil, avec l’exigence de son esprit, puisqu’elle-même en est (assez rapidement !) morte. Mais ce livre d’extraits (dense, lumineux et vaillant) permet de rencontrer cette pensée géniale sans se sentir ridicule devant elle, désespéré par elle, ni même accablé pour elle. Cécile Holdban s’est (soyons clair) sacrifiée pour, prenant sur elle l’atroce intensité de l’effort weilien, ne nous en laisser (généreusement) que la joie de la comprendre, et – éventuellement – le facile soulagement de la refuser. Si l’on peut prétendre résumer d’une phrase cette extraordinaire pensée : c’est une philosophie de la juste attention à ce qu’exige une vie humaine (et particulièrement l’exigence d’une attention à la justice même), telle que l’inspiration d’un Bien surnaturel se révèle peu à peu seule capable d’y pourvoir, et nous rendant dignes de nous y évertuer. C’est une triple pensée de l’attention, de la justice et de la beauté surnaturelle (de la grâce). Mais c’est donc qu’il faut d’abord penser.

Il le faut, car même pour comprendre pourquoi penser ne suffit pas – puisqu’il faut toujours aussi agir et ressentir – il faut penser. Je ne peux d’ailleurs disposer de ma propre action (pour l’orienter) et de ma propre réceptivité sensible (pour m’en orienter) que par la pensée. Comme, à son tour, je ne peux disposer de ma propre pensée que par la parole (et l’écriture), puisque c’est dans le langage seul que nous pouvons formuler assez nos opinions et convictions pour pouvoir les déterminer et les changer : la parole permet seule de nous rapporter assez à nos représentations pour nous représenter de nous rapporter ainsi ou autrement au monde. Même l’ermite muet doit se parler pour saisir ce qu’il fait de lui-même et du réel; et même notre mystique écrire.

Qu’est-ce qui peut donc nourrir (toujours, et encore) l’esprit parlant ? C’est, estime fondamentalement Simone Weil, l’attention, qui permet de mobiliser de manière à la fois objective et autonome la pensée. La simple surprise n’est pas autonome (la nouveauté nous prend au dépourvu), la pure volonté n’est pas objective (car elle est mue par ses ressorts, et intéressée à ses buts) : l’attention seule est objective (l’attention à la vérité, au malheur ou à la beauté nous confronte à ce qui ne dépend pas de nous, puisqu’on ne peut pas vouloir – respectivement – la contredire, le subir ou la changer) et autonome (car c’est encore nous qui nous concentrons sur cela même qui nous décentre). La conscience, dans la pleine attention, organise son propre détachement, puisqu’elle y choisit son maître (la plénitude du réel), et son obéissance (la joie d’y consentir). C’est que l’attention éveille à pouvoir mieux faire quelque chose de ce qu’on pense, et à mieux penser ce qu’on a à faire. C’est qu’elle est moins un pouvoir qu’une autorité  : l’attention est d’ailleurs la seule autorité sur soi dont on dispose, puisqu’elle donne le moyen d’être autrement auteur (auctor) de ses actes. Elle est même, avant la justice, au cœur des trois valeurs républicaines : de la liberté, puisque toute initiative est attention au bon moment, et toute intervention au bon contexte, de l’égalité parce que (sauf sénilité, paresse, addiction ou bêtise) tout le monde est capable d’attention, c’est-à-dire peut comprendre qu’il y a toujours, en temps réel, à apprendre du réel; de la fraternité, puisqu’indulgence et compassion sont deux formes d’attention (au mal que l’autre a à faire le bien, au bien que peut lui faire notre souci de son mal). Et, avant même l’action, chacun peut, par l’attention, changer ses rapports à ce que peut pour lui le monde.

On connaît, bien sûr, les états impurs de l’attention (la curiosité indiscrète, la révolte, le voyeurisme, le harcèlement …), mais on compte n’y apprendre que de ce qui nous excite, non de ce qui nous dépasse, et on y vise, non à compléter et élargir, mais à larguer et ruiner, notre fidélité. C’est pourquoi la philosophe condamne l’attention révoltée (la révolte – fr.10 – ne sait pas changer ce contre quoi elle se soulève, et menace les maîtres ou maudit le mal sans pouvoir se les expliquer), comme la perte d’attention liée à l’automatisation des procédures et des appareillages (puisque – fr. 40 – la croissante complexité technique complique d’autant les progrès qu’elle apporte). La pure attention, à l’inverse, écrit-elle, est prière – au sens où ce qu’on demande au Bien qu’on prie, ce n’est pas de nous pardonner notre faute, mais (fr.165) de nous inspirer l’abandon de ce qui nous y a menés. Sans oubli pourtant : on n’a titre à forger l’avenir que (fr.351) d’accepter mieux ce qui fut. Enfin la pédagogie n’est qu’apprentissage de l’attention, et, dirigeant l’attention vers l’exemplaire, habilitation de l’estime de soi (ou de l’accès au meilleur d’elle).

On comprend aussi le lien fait entre attention et justice (puisque pour Simone Weil, comme devoir de droit, c’est le devoir qui prime dans la justice (alors que « le droit n’a pas de lien direct avec l’amour » fr.410). Un homme seul au monde n’aurait (fr. 333) que des obligations, puisqu’un homme n’a de droits réels que ceux que d’autres se font devoir de satisfaire). La justice est donc d’abord attention aux besoins fondamentaux de l’âme humaine, et, à nouveau, le lien à la devise républicaine se forge : « Le mot unique et si beau de justice enferme toute la signification des trois mots de la devise française. La liberté, c’est la possibilité réelle d’accorder un consentement. Les hommes n’ont besoin d’égalité que par rapport à elle. L’esprit de fraternité consiste à la souhaiter à tous » (fr.329). On comprend mieux par là deux conséquences (un fait, une règle) merveilleusement tirées sur le rapport à la vérité : « Ceux qui ont pris plaisir à l’injustice auront foi au mensonge » (fr.164), et « Dire la vérité parce que nous sommes membres les uns des autres » (fr.162) 

Enfin, l’attention à la beauté conditionne la réception de la grâce. Et il le faut, car l’innocence sans elle serait mortelle : « Être innocent, c’est supporter le poids de l’univers entier. C’est jeter le contrepoids » (fr. 172). On laissera dès lors le lecteur découvrir et comprendre le possible rôle de l’art – et de la poésie en particulier; mais l’on devine qu’ici l’attention esthétique (fr.376) sera toujours d’abord spirituelle et morale. Primauté du réel (dont la nécessité est comme une attention à ses propres lois) et de l’ordre (dont l’harmonie tient à la compatibilité qu’il assure entre ses diverses contraintes, fr.334) : le surréalisme – sa personnalisation du hasard et ses brouillonnes rêveries – a donc, malgré Joë Bousquet, tout faux. « L’art est une tentative pour transporter dans une quantité finie de matière modelée par l’homme une image de la beauté infinie de l’univers entier. Si la tentative est réussie, cette portion de matière ne doit pas cacher l’univers, mais au contraire en révéler la réalité tout autour » (fr. 269), et « La beauté du monde, c’est l’ordre du monde aimé » (fr.270). Aimé, parce que :
« Croire à la réalité du monde extérieur et l’aimer, ce n’est qu’une seule et même chose. En fin de compte, l’organe de la croyance est l’amour surnaturel, même à l’égard des choses d’ici-bas » (fr.121). C’est que toute attention coûte de se donner, et que la considération de la réalité universelle est son seul salaire. C’est une des leçons que donne, en tout cas, la lecture de ce florilège sobre, lucide et particulièrement utile, des pensées de Simone Weil.

Comme l’homme honnête continue à assurer l’égalité quand le noir s’est fait (et l’homme sincère à y sourire), l’homme juste fait sien, quoi qu’il en coûte, (fr.240) le malheur de son temps. Et celle qui a sacrifié sa vie au Bien surnaturel ne s’appartenait en tout cas plus assez pour faire de sa mort un suicide : la rencontre de la vérité se fait à ses conditions, non aux nôtres. Et le courage, nous dit-elle, n’a nul besoin que le réel donne de l’espérance au souci de s’y inscrire.

Marc Wetzel

« Il faut, pour respecter la vie en autrui quand on a dû se mutiler soi-même de toute aspiration à vivre, un effort de générosité à briser le cœur » (fr.133)

« Dire que le monde ne vaut rien, que cette vie ne vaut rien, et donner pour preuve le mal, est absurde, car si cela ne vaut rien, de quoi le mal prive-t-il ? » (fr. 223)

« Le beau est le nécessaire, qui, tout en demeurant conforme à sa loi propre et à elle seule, obéit au bien » (fr.230)

« Consentir à l’existence de l’univers, c’est notre fonction ici-bas. Il ne suffit pas à Dieu de trouver Sa création bonne. Il veut encore qu’elle-même se trouve bonne. À cela servent les âmes attachées à de minuscules fragments de ce monde » (fr.263)

« L’amitié est le miracle par lequel un être humain accepte de regarder à distance et sans s’approcher l’être même qui lui est nécessaire comme une nourriture », « Ainsi littéralement l’amitié donne à ma pensée toute la part de sa vie qui ne lui vient pas de Dieu ou de la beauté du monde » (fr. 243, 275)

« L’universel seul est vrai, et l’homme ne peut porter son attention que sur le particulier. Cette difficulté est à l’origine de l’idolâtrie  » (fr. 304)

« Ceux qui soumettent des masses humaines par la contrainte et la cruauté les privent à la fois de deux nourritures vitales, liberté et obéissance; car il n’est plus au pouvoir de ces masses d’accorder leur consentement intérieur à l’autorité qu’elles subissent. Ceux qui favorisent un état de choses où l’appât du gain soit le principal mobile enlèvent aux hommes l’obéissance, car le consentement qui en est le principe n’est pas une chose qui puisse se vendre » (p.338)

« Je suis convaincue que le malheur d’une part, d’autre part la joie comme adhésion totale et pure à la parfaite beauté, impliquant tous deux la perte de l’existence personnelle, sont les deux seules clefs par lesquelles on entre dans le pays pur, le pays respirable; le pays du réel » (fr.244)