Découverte littéraire et philosophique de haut vol des Haddaoua, poètes soufis mystiques par Marie-Hélène Prouteau, âmes et visages hantés.
Qui sont les Haddaoua, ces étranges personnages d’une confrérie soufie de l’Islam marocain ?
L’ouvrage fort singulier de Abderrazzak Benchaâbane, universitaire à Marrakech, professeur d’écologie végétale et ethnobotaniste, auteur de plusieurs titres et photographe, nous éclaire sur cette mystique populaire. Son livre est un objet littéraire difficilement classable. Il tient du carnet de voyages avec quelques photographies de l’auteur, de l’essai, autant littéraire qu’ethnologique, avec le point d’éclairage subjectif et personnel que lui a donné l’immersion lors de son enfance. L’auteur appartient, en effet, à une longue lignée de Gnaoua. Une confrérie qui anime les « Lila », soirées de musique et de transes.
Sait-on qu’Eugène Delacroix, en son voyage au Maroc, a réalisé un dessin à la mine de plomb d’un musicien gnaoua ?
Le livre commence par le récit de la rencontre sur la route entre Essaouira et Agadir d’un de ces poètes mystiques. L’homme pris en auto-stop, à l’allure insolite, s’avère être un de ces gyrovagues mendiants. Le plus frappant de la rencontre, c’est la façon de remercier de cet homme. Il s’acquitte de sa dette mais bien au-delà de ce qu’il doit, en se séparant de tout ce qu’il possède. On n’est pas ici, écrit l’auteur-narrateur, dans le don et contre-don, selon Marcel Mauss. Mais bien plutôt dans cette notion d’« Ithar », qui désigne l’altruisme dans l’Islam.
C’est ainsi pour l’auteur l’occasion de faire retour sur une expérience pratique acquise dans le cadre familial : « les souvenirs d’une enfance à Marrakech firent soudainement surface, comme ravivés par cette rencontre. Les clochards célestes peuplaient les rues, la place Jamaâ Lfna et les abords des sanctuaires ». Et sa première rencontre à 9 ans avec un Haddaoui en haillons, M’chicha, vivant près d’un sanctuaire. Rencontre si impressionnante qu’elle ouvre chez lui une méditation sur l’épiphanie du visage nourrie des pages d’Emmanuel Levinas dans Éthique et infini. Plus loin, il s’attache à une autre figure, Mohamed Cherkaoui et à son cheminement initiatique.
Abderrazzak Benchaâbane ouvre le champ de son questionnement spirituel. Quel est l’idéal de ces errants mystiques marginaux volontaires qu’on croise hirsutes, en tuniques rapiécées ? Qui exaltent la pauvreté, le dénuement, le voyage du corps et de l’âme. « La liberté du Haddaoui s’incarne dans l’errance, le vagabondage et l’esseulement. Le Haddaoui se sépare de tout ce qui lui semble matériel. Il s’adonne au vagabondage en tant que voie susceptible de le rapprocher du divin ». Ces marginaux ont quelque chose de Diogène musulmans. Ils sont les figures non conformistes d’un Islam hétérodoxe.
Partant de cette curiosité aiguisée dans l’enfance, Abderrazzak Benchaâbane a eu l’idée, dès qu’il a disposé d’un appareil photo, de collecter ces expériences à l’aide de photographies qui prennent une dimension de témoignages. Plus tard, il va s’attacher à étudier les Lila, les séances du Dirk ou invocations d’Allah. Et aussi les sites où ces poètes errants se retrouvent lors de leurs pérégrinations sans fin et lors de pèlerinages populaires autour de tombeaux et de mausolées. Il nous fait découvrir leurs pratiques rituelles, leur culte des chats, leur goût du cannabis., leur langue secrète, le Ghous.
Ces poètes mystiques sont adeptes de Sidi Heddi, le fondateur de l’ordre des Haddaoua, qui serait mort en 1805. Pas de manuscrit ni de texte fondateur, on est dans une culture de l’oralité. Abderrazzak Benchaâbane s’est appuyé, entre autres, sur les travaux de René Brunel sur le monachisme en Islam qui établit des ponts avec la mystique d’autres religions.
Abderrazzak Benchaâbane élargit à son tour son propos, et c’est très éclairant, à des rapprochements avec d’autres penseurs mystiques, tels Maître Eckhart pour la mystique juive.
Ces poètes errants déclament leurs poèmes, lors de joutes verbales récitées depuis la nuit des temps et où fleurissent les métaphores et les paraboles : « Ô l’homme en haillons, tel est l’état des possédés. L’homme à la canne et aux vieux habits, tel est l’état des possédés », dit un passage du répertoire des Gnaoua ».
Ces séances de transe plongent leurs racines dans la tradition de la musique africaine. Et sans le savoir ont nourri la contre-culture des groupes musicaux des années 70 au Maroc, nous dit l’auteur.
Et en même temps ces séances extatiques rejoignent ce qui fait profondément l’expérience mystique, telle que l’analyse Michel de Certeau dans La Fable mystique : « La musique attendue et entendue résonne dans le corps à la manière d’une voix intérieure qu’on ne peut nommer et qui réorganise pourtant l’usage des mots. Qui en est “saisi” ou “possédé” se met à parler un langage hanté : la musique venue d’on ne sait où inaugure une autre rythmique de l’exister – certains disent : un nouveau “respir”, une nouvelle façon de marcher, un autre “style” de vie ».
Ce souci d’accueillir l’autre est présent chez Abderrazzak Benchaâbane qui, à la fin de l’ouvrage, s’intéresse aux Derviches, aux Qalandars, aux mystiques Ouïgours ou bien d’Ouzbékistan, en s’appuyant sur les travaux récents d’Alexandre Papas, historien de la mystique musulmane et membre du Collège de France. À cet effet, une bibliographie nourrie vient étayer le propos de l’ouvrage. Il faut saluer la facture élégante des éditions Al Manar et l’illustration en couverture par un dessin de Rachid Koraïchi ainsi que la reproduction des photographies en couleur de l’auteur y contribuent.
Dans un bel épilogue à l’image de tout le livre, où la poésie ouvre à la méditation, Abderrazzak Benchaâbane nous fait entrevoir la précarité de tout voyage qui ouvre ou libère de nouveaux espaces. Il pointe ce qui semble la leçon d’être universelle délivrée par ces poètes errants : « S’ils errent sans rendez-vous, c’est qu’ils savent que peut-être le chemin est nécessaire mais qu’au bout il n’y a rien. Ni secret à révéler, ni providence. Rien qu’un miroir ressemblant à un vaste mirage dans le désert, où chacun ne perçoit que son propre reflet ».
Marie-Hélène Prouteau
Abderrazzak Benchaâbane, Poètes errants & vagabonds mystiques, Des Haddoua du Maroc aux Derviches et Qalandard d’Orient, éditions Al Manar, 2025, 80 p., 18 €.
La rencontre avec un Haddaoui est toujours bouleversante ; certains ne la supportent pas. C’est peut-être le visage du Haddaoui que l’on trouve parfois étrange. Il y a quelque chose que l’on n’arrive pas à lire dans son regard. Une certaine épiphanie du visage nous saisit subitement. Nous avons tous vécu, un jour ou l’autre, ce genre d’expérience. Nous marchons dans la rue, nous croisons des regards et voilà que certains nous attirent et nous interpellent, plus que d’autres. Ces visages nous parlent ; il en émane une vibration toute particulière. Ils nous disent en silence, ces visages au regard singulier, quelque chose qui relève de l’indicible. Est-ce l’épiphanie du visage dont parle Levinas ? Ce visage, en tant que quintessence de l’être, est-il le signe de la transcendance ? (17)
Après quelques tournées du narguilé, les langues des deux compères se délient, les joutes verbales récitées depuis la nuit des temps commencent et le public, saisi par on ne sait quel charme, demeure suspendu aux lèvres des deux poètes. Les répliques s’enchaînent de plus en plus vite, les métaphores fusent, les noms des saints et des thaumaturges se suivent, la tension monte, les deux poètes atteignent un état de torpeur et entrent en extase. Ce ne sont plus leurs bouches qui déclament des vers, c’est la voix des Majdoub qui est en eux qui les traverse maintenant.
Les poèmes tissés par les Haddaoui, comme leurs frocs troués et en haillons, peuvent ressembler parfois à une grossière dentelle où les silences, les vides et les pièces cousues dessinent des motifs ; mieux, où les silences et les vides sont une partie du motif car on dirait qu’ils sont comme « les seuls mots » parmi ceux composant les vers qui laissent apercevoir la chair des poètes errants, tels les chatahate, ces débordements océaniques que connaissent les mystiques d’Orient quand ils parviennent à l’extase.
Dans leurs joutes, Cherkaoui et Belfaïda mêlent le passé au présent. Ils jouent merveilleusement de la métaphore. Leurs paroles font des allusions aux prophètes errants venus rappeler aux hommes l’essentiel et leur dire que nous ne sommes sur cette terre que de passage. Nos âmes poursuivront seules après nous le voyage sans fin. (63)