Arnaud Talhouarn, “Avant-guerre”,  lu par Mélanie Cessiecq-Duprat


Mélanie Cessiecq-Duprat explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce livre tout en mouvements d’Arnaud Talhouarn, dans la collection Polder.



Arnaud Talhouarn, Avant-guerre, préface de Guillaume Decourt, couverture de Nolween Camenen, Polder 200, édité par Décharge et Gros textes, 2023, 54 p., 7€




La préface, rédigée par Guillaume Decourt, nous annonce des poèmes qui « regardent », « disent une volonté d’être intensément » même s’ils « se confrontent à cette impossibilité première ». « Ils n’ont pas peur du vide » mais « attendent une réponse humaine ».

Le premier chapitre intitulé Entrée imminente, nous place dès le début dans une forme d’urgence — celle de l’écriture qui pousse l’auteur à se lancer, à « faire [s]on entrée » — mais aussi celle de la posture dans laquelle on se trouve propulsé de lecteur à spectateur, face à une scène (celle du jeu littéraire ?) qui fait de l’auteur le « héros de cette pièce qui a déjà débuté ». Indiquant qu’il « entend le murmure de voix », sans trancher sur le fait qu’il s’agisse des nôtres ou de celles qui lui dictent ses mots, Arnaud Talhouarn semble conscient de se prêter à un jeu, celui d’acteur endossant ici le rôle d’écrivain (le héros) de sa propre histoire qu’il met en scène, donne à lire et à voir, sans pour autant se prendre pour quelqu’un (car bien que héros, il demeure anonyme). Conscient aussi, à travers ce murmure, cette rumeur qui lui parvient d’un public invisible et pourtant bien présent même s’il sera différé, incarné par chaque potentiel lecteur, que le jugement rendu, une fois le livre lu, finira par se joindre au brouhaha ambiant dont il n’aura en effet qu’un lointain écho, quelques bribes, comme celles que je livre ici. Ce premier chapitre affirme aussi que le texte n’est pas connu d’avance, qu’il lui sera transmis par on ne sait quel canal ou puissance supérieure, un moyen venu d’ailleurs (le souffle du souffleur ou de l’inspiration) rejoignant probablement ce que tout auteur a parfois la sensation d’expérimenter dans son processus d’écriture.

Dans le chapitre suivant, Roulement à billes, passée une nouvelle évocation de l’acteur-écrivain à travers cette constatation résignée : « Il était fatal que tu sois le héros de cette existence qui, à tout prendre, est encore la tienne », on découvre une machine « difficile à manœuvrer », « articulé[e] avec les roues voilées d’une inquiétude naturelle (c’en est une) et un sens surdéveloppé de l’autodérision (c’est l’autre) » : « une authentique bicyclette française ». Elle nous laisse deviner qu’on ne doit pas s’attendre aux grands moyens pour être transportés, mais seulement à ce qui « avance, pourtant » et traverse toutes sortes de scènes à portée d’humain, concrètes ou abstraites, depuis La couleur rouge (titre du troisième chapitre) aux mouvements de Tourbillons (titre du dernier), en passant par les Retours en enfance sur cette terre bretonne qui « garde une partie de sa puissance » mais où il « ne reviendra pas », comme il « ne reviendra jamais nulle part » ; les Abords du fleuve où finissent peut-être tous les fragments qu’il aura laissé « retomber dans les marges rendues soigneusement invisibles du texte ‘fini’ » ; la Ballade de celui qui fête le départ en « allant d’un pas plus sûr, dans la direction qu’une main désignait » ; et les Heures perdues à observer les « cartographie des veines » sur un « avant-bras dont l’intérieur est tourné vers le ciel ».
S’ensuivent donc, à travers les chapitres qui courent au-delà du deuxième, des allers-retours entre autobiographie et observation du monde extérieur, avec des changements d’échelle où l’on passe de plans d’ensembles (sur des paysages, des lieux, des situations) à des gros plans (sur des détails matériels, des personnes ou des éléments de la nature) qui nous font voyager aussi bien dans l’espace que dans le temps. L’image de la « bicyclette française » est d’ailleurs aussi une machine à parcourir le temps — celui de l’histoire, de l’existence — avec ses deux roues légèrement défectueuses puisque « voilées » (évoquant les voiles d’un bateau — un vaisseau —, qui renforcent l’idée du voyage et celle du transport métaphorique) mais qui restent indissociables puisque reliées au même engrenage, celui d’un réel matériel où les « incidents techniques [sont] indépendants de notre volonté ».

Bien qu’empruntant souvent un ton fataliste et malgré l’aspect fragmentaire de la forme, l’ensemble est réussi parce qu’il contient une fluidité dans son cheminement, un mouvement où l’auteur s’autorise à explorer librement divers pans de cette existence dont il semble parfois le premier surpris, comme s’il était à la fois dedans — acteur actif — et à côté, ou en dehors — observateur plus que spectateur —, se questionnant souvent sur ce qu’il vit ou se moquant de lui-même, avec quelques moments d’affirmation d’où surgissent des certitudes revigorantes.

Mélanie Cessiecq-Duprat

Extrait page 33 :
Revenant à la connaissance du sol (aspérités, odeurs d’humus et de roches broyée par les insectes et les racines),
roule-toi en boule, à la manière d’un chien blotti dans sa propre chaleur,
et entends les battements de ton propre cœur. 

Extrait page 35 :
Partout disponible, à portée de main est ce que nous désirons.
Cette chose commune à un point tel qu’elle est dédaignée de tous, et que nous convoitons cependant avec toute l’ardeur et toute la sincérité dont nous sommes capables,
nous l’apercevons à peine, et ne la possédons jamais.

Extrait page 41 :
Ton chant est plus ardent parce qu’il n’est porté par la voix de personne.
Aride, inerte, tranchant comme une pierre.
Dédié à servir de miroir au dédicataire qui, se penchant au-dedans,
vérifie que le reflet est vide.