Marc Wetzel rend compte ici, en s’appuyant sur de larges extraits, d’un livre de deuil d’Ariane Dreyfus, « Le double Été ».
Le double été
« … et bouge en moi
Le corps que j’ai le mieux connu et donc il n’a pas disparu » (p. 73)
C’est une question très simple : l’amour peut-il survivre à la mort ? Voilà, : nous nous aimions, ou commencions à nous aimer (à nous devenir joyeusement irremplaçables), et l’un(e) de nous meurt soudain, par hasard – c’est-à-dire comme on peut toujours mourir par ailleurs (d’accident, de crises cérébrale ou cardiaque etc.), c’est-à-dire mourir amoureux ou non, aimé ou non, mourir sans rapport à notre amour. Une des deux vies est brutalement rayée de l’existence (ici, une jeune Sasha succombe à un malaise en tombant dans l’herbe), et l’autre (Anders, nommé ici du prénom du comédien jouant le personnage correspondant du film éponyme*) reste seul avec leur amour. Il sait évidemment ce qui arrive (leur union vivante est finie), mais ne sait tout simplement pas s’il doit, en même temps qu’il porte le deuil de son aimée, porter celui de leur amour. Il ne le sait pas parce que personne ne le sait, ni ne peut le faire savoir : si j’aimais l’autre pour l’autre, alors je n’ai plus à aimer puisque le destinataire de l’union n’est plus de ce monde, a cessé d’être réel. L’autre n’est plus personne : je ne continuerais donc à l’aimer pour personne. Si j’aimais l’autre pour moi, c’est donc pour moi que je n’aurais plus personne à aimer. Et s’il n’y a pas eu (et ici, il n’y a pas eu, par manque de temps, d’envie ou d’occasion) de résultat de l’amour commun à devoir faire vivre (un enfant, une œuvre ou entreprise commune, une foi transpersonnelle), alors que peut bien signifier et valoir un amour de survivant ? Pour le dire brutalement : est-il raisonnable, pour continuer à vouloir le bien de quelqu’un(e), de tendre à s’unir avec son fantôme ? La fidélité posthume (c’est à dire la nostalgie passionnée, inconsolable parce que portant sur un être incomparable ou irremplaçable) peut-elle s’effacer sans trahir – en tout cas sans se mentir ? Oui, sans se mentir, et même : sans se contredire ! (car si je t’aimais parce que ça ne pouvait être que toi, comment prétendre ou croire aimer encore dès le moment où quelqu’un, de fait, n’est plus jamais toi ?).
Ariane Dreyfus ne prétend pas plus savoir que ses lecteurs ce qu’est l’amour. Elle en connaît, bien sûr, l’affect central : qu’il y soit vécu comme bon de s’unir à un autre. Elle en devine, comme tout le monde, la mystérieuse ambigüité : que d’un côté, on se fait une joie désintéressée de la plénitude d’autrui (on désire sa pleine présence), d’un autre on tend à se fondre obscurément en elle ou lui (on ne s’éprouve soi-même que dans notre union à cet autre, on ne peut plus s’en passer pour trouver à soi-même sens, on n’est présent à soi que dans ce désir appropriateur). L’amour, qui conjugue l’attirance et le don de soi (ni plus ni moins mystérieusement que la haine conjoint la répulsion et l’indisponibilité passionnée, le veto de soi – la fin de non-recevoir du droit d’un autre à rester soi), est un étrange mixte de curiosité et de générosité, ou d’inclination et de charité, ou de présence du désir et d’offrande de présence; mais cette rencontre qui peut se faire synthèse : à la fois se donner à ce qui attire, et être attentif à se donner – quel sens garde-t-elle si disparaît du réel ce qui attire, et donc … s’absente de ce qui attire toute réalité ? Et l’amour de la disparue ne pourra pas se sublimer en amitié (philia) ou en bienveillance universelle (agapè), parce que l’amitié requiert réciprocité des efforts de vie, et que l’exemplarité posthume peut être admirée, mais non plus chérie, et la charité n’aime tout le monde qu’à condition que ce tout le monde puisse à chaque fois être quelqu’un, alors qu’il n’y a plus dignité secourable, mais seulement image honorable ou valeur respectable, d’un mort. Bref, l’amour posthume a de toute façon emporté son mystère avec lui ! Zoé, la sœur de la morte Sasha, une sœur elle-même en deuil d’amour (mais, elle, par rupture, par une séparation du fait de la vie, non de la mort ! et gardant auprès d’elle un enfant – Thomas – de cette séparation) butera sur ce roc de l’intimité irrésistible (qui démultiplie la présence, mais ne revient pas) et irréductible (elle est du sang de Sasha, en a même (dit le texte) « les oreilles », mais l’amour pour le veuf Anders qu’elle sent naître en elle restera lettre morte pour lui, extérieure comme une source greffée, stérile comme un simple air de famille dans la formation d’un ange !). Zoé est abandonnée avant même de se sentir aimée. Mais que reste-t-il, alors, pour notre poète, à écrire et faire comprendre ?
Il reste l’essentiel. D’abord les inventions nécessaires à l’amour, même si elles n’y suffiront pas : comme ce cadeau que trouvent spontanément à se faire Zoé et Anders (la sœur et le compagnon de la disparue, donc) – s’échanger un souvenir inédit d’elle (p. 60). Dans cette magnifique ressource, littérature et vie coïncident purement et simplement, puisque chacun y révèle à l’autre un aspect de Sasha qui avait échappé à l’un ou à l’autre amour (le passionnel de lui, le familial d’elle) : deux vies s’y informent mutuellement d’un élément de leur propre écriture d’alors ! Deux anecdotes s’unissent ainsi en une trame joyeusement posthume. Leurs amours respectifs pour Sasha peuvent se compléter sans devoir s’unir (pièces d’un puzzle sont faites pour s’accoler, non du tout pour s’étreindre) .
Mais l’art poétique d’Ariane Dreyfus est plus profondément fidèle encore à l’amour qu’il relate, car, comme celui-ci, il est un véritable assistant de présence (non un simple témoin, mais un démultiplicateur de réalité juste et vivable). Assister la présence d’un être : aimer. Assister celle d’un style et d’un monde : écrire. Dans les deux cas, aider la réalité à mieux se dire. Par exemple, l’art de restituer du dedans un jogging (celui d’Anders, au crépuscule) :
« Les gens qu’il croise ne s’étonnent pas de son corps, il court
Emporté par de moins en moins de solitude, et l’air,
Délicat compagnon, passe entre ses narines, si frais,
Monte plus haut et avec lui des bouffées de courage
Pour ce soir ça ira
On verra plus tard quoi faire de demain » (p. 83)
Ou, plus tôt dans ce recueil, l’art de faire voir le moment de mort réelle, en ne décrivant que l’accessible : la présence directe à la disparition en cours (l’interception du définitif):
« L’hôpital de plus en plus loin
Sasha toute couchée sous le drap
La délicatesse de l’infirmier lui ôtant
Sa perfusion, puis recouvrant son bras
Anders a senti son visage devenir du sable
Ou quelque chose d’autre qui ne sert à rien » (p. 17)
Ou encore, ce rêve d’Anders quelques jours plus tard, où Sasha ne s’étreint déjà plus comme une vivante, ou n’apparaît plus que comme une explicite disparue (et l’on ne distingue plus dans ce beau passage ce qu’écrire aime et ce qu’aimer écrit):
« Anders veut encore ce terrier chaud
Curieusement il remonte ses genoux sur elle
Lui replie les bras, je vais te porter
Aller où tu es partie avec toi
Nuque pas assez tenue, sa tête se renverse
Dis-moi, pourquoi ne cesses-tu pas de mourir ?
Il n’y a plus qu’un sourire qui se déplace
Cela fait une sorte de visage ou de baiser
Il l’embrasse pour trouver sa bouche » (p. 34)
Réellement ici, l’intégrité de l’écriture ne se dissocie pas de l’intégrité des relations de vie qu’elle rapporte. La pensée, toujours sobre, subtile et profonde d’Ariane Dreyfus (qui rend d’ailleurs constant hommage au formidable récit de deuil d’amour – Une autre Aurélia – de Jean-François Billeter), restitue sensiblement ce que les âmes sont faites pour tenir les unes des autres. On n’a pas d’âme tout seul, et l’âme a besoin de la représentation des figures qui l’ont formée et permise autant que dressée ou empêchée. Dans le monde inerte (comme celui des cailloux page 54, voir le premier extrait suivant), on distingue les forces de contact (traction, frottement, soutien, poussée, rappel …) et les forces à distance (gravitation, électro-magnétisme, nucléaire …), mais dès qu’il y a vie, on le sait, c’est à dire action sur soi et organisation de la présence, apparaît (avec la force vécue) la faiblesse, et (avec le travail métabolique) le contact avec soi et l’écart sans distance. L’amour, qui est une sorte de faiblesse à distance (d’abnégation féconde) et pourtant d’action sur la force même de vie, se complique de la mise en orbite (si l’on peut dire) d’âmes incarnées l’une autour de l’autre, et les deux autour du modèle d’existence qu’un couple se devient. Mais que faire de ce qui aura su nous faire vivre, et comment refaire ce qui ne vivra plus, voilà ce que devine et murmure cette si délicate et franche poète, avec ses moyens loyaux : bilans d’espérance, notations de circonstances parfaites, sérénité que ça ne trouble pas de se venir en mots, cinématographie de la justesse. Comme l’ardente compassion, et l’impeccable confession ensemble, d’une sainte laïque, comme nous tous aux abois.
Marc Wetzel
Ariane Dreyfus, Le double Été, Le Castor Astral, 132 pages, juillet 2024, 16€
*éponyme, pas tout à fait. Il s’agit en effet du film de Mikhaël Hers : « Ce sentiment de l’été »
Extraits
« La plage est si longue qu’elle semble lente
Seuls les galets bougent quand les saisit
La vague, même la plus calme
Ils roulent sur eux-mêmes
Disgracieux, des cailloux on pourrait dire
Ou des os, aux formes inconnues, aucun n’a pénétré un corps
N’a tenu sa place avant de surgir dans l’air vide
Quand le temps est fini
Et pourtant, vaste ossuaire gris devant la mer
Si apaisant que cela n’ait rien à voir avec la mort
Pierres qui ont toujours couché dehors » (p. 54)
« Pas de mari, pas de sœur, l’enfant resté sur la serviette
Parce qu’elle voulait nager enfin entre les montagnes
À force, Zoé tourne en rond dans le lac
Si j’en sors je ne suis qu’une fille en maillot de bain
Mais je suis tout de même la sœur d’une morte » (p. 57)
« Ayez pitié de ceux qui vont s’aimer toute une nuit
Parce qu’après il n’y en aura plus
Mais ne les regardez pas
Pensez à la neige que l’avalanche
Entraîne malgré elle à devenir tombe
Ou au sein que le chirurgien va découper pour qu’une femme survive » (p. 65)