“Tache jaune monochrome bleu sorte de blanc” d’Eric Villeneuve


Alexis Pelletier relate ici sa rencontre avec le livre d’Eric Villeneuve, “Tache jaune monochrome bleu sorte de blanc” (Editions Lanskine).


Éric Villeneuve, Tache jaune monochrome bleu sorte de blanc, Éditions LansKine, 2022, 108 p., 14€

LECTURE LONGUE, pour Éric Villeneuve

Voilà longtemps que je lis, reprends par bribes, me replonge dans un ouvrage absolument singulier, dont je sens l’urgence et qui manifeste une intensité physique qui fait qu’il est, depuis le printemps dernier, toujours présent dans ma mémoire, sans que j’arrive à dire exactement pourquoi. Les lignes qui suivent sont donc, avec humilité, une simple hypothèse de lecture.

La quatrième de couverture dit que cet ouvrage place celles et ceux qui lisent face à des « enfants perdus » et la traversée de l’ouvrage les saisit en les plaçant au milieu d’eux. Il s’agit, dans les 64 parties du livre de se confronter non pas à l’absence mais à la raréfaction des signes qui cristallisent une identité perdue « comme un après, comme loin… », ainsi que c’est écrit dès la première page du texte (p.11). L’espace se réédifie autour de noms qui se répartissent géographiquement sur la page : « Jensens », « Brohus », « Odense ». Et ces noms se réduisent à porter des bribes de souvenirs, une « histoire, improvisée d’un vêtement de pluie » qui sitôt entrevue échappe parce qu’elle empile instantanément tous les chemins que ces enfants perdus portent avec eux, dans le présent-même de l’écriture. C’est précisément ce qu’Éric Villeneuve nomme « leur propre chemin, au-dessus des mots » (p.26).

Le pluriel des enfants perdus est singulier. Et s’il est au singulier – si c’est d’enfance perdue dont il est question – c’est évidemment la pluralité de l’expérience qui empêche de saisir toute la portée de l’absence dans le récit.

L’espace de ce récit, d’ailleurs, est sans doute celui des contes et les noms danois font signe vers l’imaginaire d’Andersen. Cet imaginaire se concentre et, au fur et à mesure des pages qui imposent une lecture lente, les bribes de paysages ou de situations se mobilisent et surtout, « se changent effectivement – et sans retour possible – en mots bruts » (p.59).
Mais cet aspect brut n’est ni brutal, ni violent. Un prénom (que je crois féminin) est donné – celui de Rigmor. Et le texte s’enfonce dans les bribes de son univers. Dès la page 43, Rigmor a endossé « son costume de fontainier ». Le personnage issu des contes ne donne heureusement pas dans l’illusion romanesque. Il vient pour permettre au récit de constater qu’au-delà d’une histoire de disparition, d’évanouissement, il y a également une confrontation à « un univers de mots affaiblis. » (p.59, encore).

Cette rencontre entre deux extrêmes (mots bruts et affaiblis), à peu près au cœur du livre, pourrait bien être le centre autour duquel toute l’écriture tourne, imposant à la fois un rythme de lecture lent et une attention au moindre indice qui confirme la plasticité de l’univers mis en place par le titre : Tache jaune Monochrome bleu Sorte de blanc.

L’écriture d’Éric Villeneuve semble baliser la lecture de l’ouvrage, au fur de la raréfaction même du récit qu’il met en place. Il faut le lire comme une sorte de « papier découpé » (p.31). Ainsi, le petit port de Skagen, au nord du Jutland, vient avec toute son histoire de pêcheurs et d’artistes comme un territoire de la fin, un finistère (p.33). Et la page qui me paraît centrale fait l’hypothèse d’une métamorphose des vocables comme peut-être une clé de lecture ou de confrontation à ce qui est toujours inopérant dans la volonté d’écrire : « ‘Kattegat’, le détroit où s’engouffre la Baltique, se transformant en ‘Kat-gat’, une simple onomatopée ? Je peine à le croire. » (p.59) Villeneuve vient de constater dans son récit de disparition que certains mots ne « mènent à rien » mais qu’ils « produisent, au moment où on les prononce, un effet notable. » (p.58).

Dans ces hypothèses, le jaune, alors, pourra être celui du ciré que porte l’instance narrative du texte, celle, masculine, qui assume le je narratif ; le monochrome bleu pourra être « l’énigmatique créature de la chambre du fond » (p.51) ; et la sorte de blanc, plus spectrale, se donnera à lire comme ce qui échappe toujours de l’enfant disparu dans le conte. Qui sommes-nous, en fait, dans la langue pour dire la disparition, la présence dans l’absence-même de présence ?

Dire la disparition, dans ce livre, très fortement, c’est accepter de voir émerger le silence dans le moindre souvenir qui se profile parce qu’il est devenu conte, insaisissable. Des expressions sont saisies dans le silence, « vie d’avant » par exemple. Et celle-ci n’est qu’illusion.
Le récit de la disparition frôle donc sans cesse la présence et dit son impossibilité dans les mots : le je narratif a imaginé (dans l’enfance ?) avoir sa « place auprès de Rigmor, le fontainier du roi » (p.95). Les bribes du récit, suspendus dans le temps suspendu des contes, font saisir que ce lamento (p.101) conduit celles et ceux qui lisent à l’endroit exact où le récit ne peut dire le passage du mourir à la mort. Précisément, un endroit sans mot.

Alexis Pelletier

Éric Villeneuve, Tache jaune monochrome bleu sorte de blanc, Éditions LansKine, 2022, 108 p., 14€