Romain Frezzato invite ici à pénétrer, dès l’entame, dans le flux qu’est pour lui ce livre du poète Alexis Audren.
C’est à un flux que nous invite Alexis Audren. Ce, dès l’entame : « Les yeux collés, guêpe à suivre, lâche vers la chaleur de ses tons jaune-noir. » Puisant dans la « nature naturante » de quoi subvenir au besoin du texte, le poète ouvre les vannes de la langue. « Étendues de matière », « allongements langagiers », « plongeon beuglé », « sauvagerie vocale », « miettes phoniques », « langagière circulation », le jardin d’Audren est jardin de langue, terreau propice aux pousses du lexique – germination verbale. C’est sans doute qu’ « avoir écrit sauve la journée », que la justification d’être ne se trouve que dans la production sonore, dans la stricte articulation. La langue est donc ici l’organe du vivant, non pas pure expression mais manifestation naturelle et naturante de soi, production organique, phénomène. Revenue à sa prime sauvagerie – c’est-à-dire dépassant les enjeux communicationnels, les déterminismes syntaxiques –, la langue trouve dans toutes les manifestations du vivant (guêpe, rose, oxalis, « pourriture flattée ») un modèle à suivre : « nature utilitaire, support à la verbalisation, sauf-conduit de l’exégèse crânienne ». En cela, se dégage du texte une forte impression d’existence, une puissance vitale dont seul le bariolage verbal rend compte : « Le texte recommence à chaque mot. » Bien sûr, c’est dans le musical que le texte trouve sa cohérence. Sa faconde sans cesse renouvelée acquiert son unité dans la production du rythme. C’est à un « orchestre paginal » que le lecteur se voit convié. Le texte cherche certes son parangon dans le barbouillis, le bariolage, l’amalgame des traits ; pour autant l’empilement de syntaxes lapidaires génère un rythme lancinant, litanique, qui est le rythme même du vivre. Le recours à la ponctuation non comme logique syntaxique mais comme indication musicale produit sur le lecteur cette impression de flux, de force : « Le bec affreusement rouge, canard poisseux il. Étire ses ailes, d’une frayeur aérienne. » Cette copule de segments verbaux, ce coït à plusieurs des mots, rend compte d’une vision vitaliste de la langue. Audren ne se dépare jamais d’une sensualité totalisante où la production sonore est avant tout pure sensation, une « buccale jouissance syntaxique buccale ». De fait, « des prosodies propagent des graines de tournesol ». C’est donc à l’expansion du vivre par la langue que nous convie le poète – dans ce jardin où tout est sexe, où tout est vie, vaste contamination de l’existence : « chaque bourgeon, suçant. Ondule dans son dictionnaire portatif. » D’où la conception de la poésie comme mastication, comme événement buccal et oculaire. C’est à partir des sens et pour les sens, en direction des sens, que se produit le poème : « Pour un manger permanent. Mâcher-avaler, saveur des mots. À étoiler par les cinq sens, langage de fine bouche. Jamais recraché, tout extérieur en morceaux, non digérés, sans salive ni enzymes. Froid et sec, lisse et surface, fruit défendu, nourriture à distance. Des dents dans tous les angles aigus du paysage. Énormes fleurs du feuillu maximal une bouche pleine. » En cela, le poème d’Audren est hautement politique qui replace le dire poétique dans une perspective vitaliste à l’heure où écocides et génocides se joignent dans une grande orgie nihiliste. Renouer avec les vertus régénératives du poème est le moyen non seulement de revigorer la langue et son organe mais également de renouer avec les fonctions primitives d’un vivre ici dénaturé.
Romain Frezzato
Alexis Audren, Bigarrures, Bariolages, Aencrage, 2023, 21 euros, 64 pages.
Un extrait :
Je me risque à dégainer l’arme qui viendrait tirer sur le vif, atteindre sa cible, cherchant ce qui dans le paysage retiendra naturellement l’attention malade, épinglera, empoignera les simples impressions non agitées. La douceur est distance quand une violence convoque le monde de signifier. Remâchant l’idée absurde que nommer fait disparaître la chose, quand tout ici résonne mieux beuglé, et réitéré par la table de travail. Réverbération de la lumière. Non moins présent mais autrement. Un vent d’air déplace les feuilles, fait des bruits dans un sous-bois, aux plus grandes frayeurs. Mains-griffes du peuplier. On décrit, attise l’allégorie. L’œil butine dans les fleurs, passe de grappes en grappes, et les abeilles, et les bourdons se tordent à mon désir, étirent des breloques de syntagmes régurgités dans les commencements de bourgeons. Cette immobilité, fonte dans le paysage. Un calme laisse couver son autisme, des couleurs opaques. Un très sonore chant d’oiseau à la porte ouverte du wagon émerveille encore, flatte le désir de soigner sa musique phrasale. Un assoupissement dans les feuillages, héberge. Phrygane, chrysope, psoques dans une vue de l’esprit. Un instant ne reviendra pas, à sa torpeur d’instant en mal de s’étonner lui-même l’arracher. La particule agiter.