Albert Spoumi, “La traversée”, lu par Michaël Bishop


Michaël Bishop embarque les lecteurs de Poesibao dans “La traversée”, un livre d’Albert Spoumi, paru aux éditions de l’Atelier d’écriture.


Auteur de Solitude de l’autre (2017), Premier mirage après l’aube (2017), Les exilés, avec une préface de Bernard Noël (2018) et, en 2020, Être…, Albert Spoumi écrit aux confins du romanesque, là où le poétique déclare avec subtilité et urgence ses droits les plus profondément sentis, là où le rêve et le désir imposent la nécessité d’un ‘grand départ’, comme disait Martial Raysse quittant les USA, vers les domaines d’un éros qui serait aussi un agapè et tout un art d’être présent-à-ce-qui-est-entr’aperçu, vu, imaginé comme vivable – ce sera, en abyme, et belle tautologie, le livre en train de s’écrire. Roman-poème de la traversée, le livre est simultanément poème de l’insatisfait, de ce mouvement-vers qui comporte incertitude, débat, la mouvance de la conscience comme de l’inconscient, arrivée douteuse, plongée concevable dans un autre qui s’avérerait un même, peut-être du dystopique. Cette ‘fin’ ne semblant offrir aucune résolution (que pourrait-elle offrir échangeant Liverpool pour, implicitement, les USA?) – ou, plutôt, que ce précieux accomplissement que constitue la provisoire somme des échanges, conversations, méditations qu’inscrit la conscience, car, comme l’acte d’écrire, la traversée de soi, de l’autre, de tout ce qui, psychologiquement, ontologiquement, la fonde, n’aura jamais ni fin, ni pause, ni absolu définissable, n’étant que flottement et navigation, dérive et décision, métamorphose et méditation. Bref, la longue et variable danse du mortel.

L’autre nom du désir, c’est, comme on le sait, le manque, une absence, un inaccessible, rêve d’une ‘beauté ignorée’ (22), d’un état d’être que le protagoniste qui est lui-même écrivain cherche à élucider, état fuyant, peut-être irréalisable, pressenti quoique innommé, pure et immatérielle poïesis. Face à l’impulsion qui pousse le protagoniste à inscrire toutes les longues conversations intenses avec une série de jeunes et exquises femmes (captées par les dessins de Spoumi) et un mystérieux capitaine qui, comme tous les passagers du bateau, passe son temps à la ‘surface’ ou dans le ‘ventre’, reste que le langage du livre, de tous les livres, ne parvient pas à épouser l’indicible de l’au-delà dessiné, instinctif, viscéral, à l’horizon de la conscience. D’où l’atmosphère d’une mélancolie qui plane malgré la force du désir ; la fatalité d’un déjà-défait que le puissant rêve de ce que Yves Bonnefoy nomme ‘l’indéfait’ n’arrive pas à transcender. Savoir parler à l’autre, au ‘sens profond’ de ce mot (31) – comme de l’autre de ce que nous paraissons vouloir être – voici un geste, une geste, qui semble échapper à l’humain, mais que le roman-poème de Spoumi sait frôler, obliquement et tendrement caresser en passant, traversant.

L’énergie textuelle de La traversée n’a rien à voir avec, par exemple, Les deux Beune de Pierre Michon avec son portrait d’un désir obsessif, sidérant, ni, d’autant moins, avec un roman-poème de Christian Prigent, car manquant de satire, d’ironie, et, bien sûr, de ces déformations et torsions de l’énonciatif que favorise l’auteur des Amours de Chino. Elle garde plutôt une grâce intrinsèque, les nombreux échanges tissant sérieusement mais avec vivacité et un subtil élan une trame faite de mille plis et replis, de suspense et de délicate intensité. L’écriture d’Albert Spoumi semble choisir, comme son protagoniste-écrivain, de ‘lancer [d]es phrases en espérant sans doute, comme les cris nocturnes de la chauve-souris, que leur écho nous serve de repère pour se mouvoir dans une très obscure humanité’ (105). Elle se reconnaît comme s’accomplissant ‘dans l’infini, voyage[ant] dans le mystère de l’humain’ (106), ‘lutt[ant], se détourn[ant] de l’impossible, tent[ant] d’apprivoiser l’impuissance’ (141). Si semble parfois dominer un sentiment de découragement face à un absolu – de beauté, d’amour, de pleine présence à soi comme à l’autre – reste que la recherche d’un tel absolu exigerait cette ‘fidélité’ que n’érode jamais la ‘solitude’, les deux termes du ‘code d’existence’ de notre protagoniste donné au sévère douanier au moment de débarquer après la traversée. Un troisième aurait pu s’ajouter à ce code – de l’écrivain, comme de l’homme qu’il aspire à être – : la ‘sincérité’, ‘celle rare, lit-on, qui pou[rrait] plonger dans le fatal avec une sorte de noblesse’ (189), si on savait s’y abandonner, y consentir, réellement et non seulement par le biais de l’imaginaire.

Un livre de haut mérite, élégant, important.

Michaël Bishop

Albert Spoumi, La traversée, Éditions de l’Atelier d’Écriture, Vichy, 2023, 202 pages, 17€