Jean-Claude Leroy explore ici pour les lecteurs de Poesibao ce texte exigeant d’Alain Roussel, reflet d’une période de crise existentielle
Alain Roussel, Le texte impossible, suivi de Le vent effacera mes traces, Arfuyen, 112 p., 2023, 13,50 €
Quarante ans après, Alain Roussel a revisité un texte que, de force, il avait extrait de lui comme pour initialiser son écriture, à travers le vide où il se voyait, perdu qu’il était peut-être, mais facilement heureux du moindre signal. Période de crise existentielle comme il en survient parfois, à laquelle le poète avait répondu par la plongée dans le fond de l’être, en quête du ressort essentiel, pour constater que c’est toujours du rien qu’est constitué le tout de l’écriture, les mots naissent du langage et de l’être, de ce leurre nous faisons notre miel, qui nous rend la vie possible.
« Les mots se resserrent comme un étau sur le rien, se dévorent mutuellement au lieu d’avaler le monde une fois pour toutes dans un vaste raclement de gorge… » [p. 73]
S’étant baigné tour à tour dans l’alchimie, la kabbale phonétique, les traditions orientales, et divers univers poétiques, à commencer par le surréalisme, Alain Roussel pratique pour autant, ou parce que, une écriture spontanée qui relève d’une simplicité toute savante, ou sachante. On a pu le lire dans différents genres, c’est toujours, à travers une certaine expérimentation, un même goût de l’improvisation qui emporte son écriture comme elle emporte son lecteur. Une gourmandise même, de la vie, dans sa sensualité la plus protéiforme, conduit son message anti-didactique. Pas de dogme ici, mais le constat dû à l’observation et au recoupement des connaissances. Et la révolte d’un homme qui met toute sa puissance de désir à sa libération.
« Il y a en effet cette énorme boule visqueuse, cette boule de langue socialisée et codifiée, qui roule dans ma tête et qui me pourchasse sans répit, menaçant de m’engloutir impitoyablement au moindre écart, à la moindre tentative de désertion, véritable matière vivante douée d’autonomie qui enroule toute pensée déviante dans une sorte de pâte et que je ressens comme une tentative de crétinisation, cherchant à engluer en moi toute volonté de lutter contre ce qui m’opprime, tant à l’extérieur qu’intérieurement… » [p. 54]
Alain Roussel est en crise, il interroge l’écriture elle-même, ce qui la provoque et ce qu’elle provoque. À quoi bon écrire ? Ne faut-il pas plutôt vivre ? Le miracle étant que l’écriture peut tout à fait produire une forme de vie. D’ailleurs, il se rend compte de ce que les mots recouvrent les choses, d’autant que l’écriture continue en lui quand il marche dans la ville d’Arles, où il est assez flottant et qu’alors il note chaque plan que cadre son regard, le soleil que représente la beauté d’une femme, la saveur d’une bière, l’usure d’un parapet. Ou, par exemple, le croisement de deux êtres dans un café, sans que l’un ne remarque l’autre ni que l’autre ne modifie sa course, avec pour seul point d’assemblage le regard du témoin décrivant ce rendez-vous qui n’en est pas un [p. 37] Rares sont les textes qui se racontent en train de s’écrire, c’est le cas de celui-ci. Une femme se découvre et c’est un mot qui apparaît, la poésie même dans ce qui la précède.
« La peur, c’est en effet la peur qui pousse l’homme à parler, à se retrancher dans les forteresses de mots, à se cacher derrière les épaisses cloisons du verbe, peur de perdre son identité, peur du vide, peur de partir à la dérive… » [p. 72]
On se souvient qu’il s’est beaucoup dit que le livre d’Albert Camus, La Chute, procédait des Carnets du sous–sol de Fedor Dostoïevski et aussi du Bavard de Louis-René des Forêts. Trois monologues remarquables où, quoique inarrêtable, la parole oublie d’être oiseuse et frise au contraire une certaine psychologie des profondeurs, ou peut-être même une certaine métaphysique, sans en avoir l’air, sous des dehors anecdotiques. Le Texte impossible d’Alain Roussel appartient à cette famille réduite d’écrits qui, sous allure de soliloque auto-régénérant, déroule un jubilatoire apprentissage de la vanité humaine ; cependant, quand l’écriture se regarde écrire, il faut bien une voix pour la guider, une main pour guider cette voix, une main qui écrit… Nous avons là un texte qui a pour seul objet de comprendre le mécanisme de l’écriture sans objet, c’est cela Le Texte impossible. Quel est ce rien qui sous-tend toute effectivité ? Ou plutôt : comment est-il ? Des questions qui restent évidemment sans réponses, sauf à s’engouffrer.
« J’ai écrit jusqu’à cette limite, allant jusqu’au bout de l’impasse que constitue toute écriture, j’ai écrit l’échec devant ton corps qui se refuse aux mots. » [p. 73]
Jean-Claude Leroy