Ainsi parlait Chateaubriand, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel explore pour Poesibao cette collection de dits et maximes de vie de Chateaubriand, avec nombreuses citations à l’appui.


 

Ainsi parlait Chateaubriand – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher, Arfuyen, avril 2023, 176 pages, 14€


La merveilleuse intelligence de Chateaubriand peut encore servir. Son discernement politico-historique étonne, deux cents ans plus tard (“On pourrait s’enquérir si l’Américain n’a pas été trop usé dans la liberté philosophique, comme le Russe dans le despotisme civilisé“, fragment 267); son farouche goût de la liberté peut encore faire hésiter notre sommaire violence (“On n’apprend pas à mourir en tuant les autres” fr.274). Ses conseils de reconnaissance posthume touchent l’esprit, en changeant le cœur (“Soyons doux, si nous voulons être regrettés : la hauteur du génie et les qualités supérieures ne sont pleurées que des anges” fr.315). L’inventeur du romantisme occidental saisissait bien que l’Occident réel n’était en rien, et ne serait jamais, romantique (“Quand l’Indien était nu ou vêtu de peau, il avait quelque chose de grand et de noble; à cette heure, des haillons européens, sans couvrir sa nudité, attestent sa misère: c’est un mendiant à la porte d’un comptoir, ce n’est plus un sauvage dans sa forêt“, fr.261). Sa terrible ironie fait au lecteur se poser la bonne question : suis-je du camp des méprisants, ou des méprisables ? (“Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux” fr.333).

C’est un homme qui a la particularité de réfléchir, objectivement, sur ce qui l’anime pourtant ardemment. Il a, miraculeusement, la fougue impartiale : son amour de la liberté, sa foi catholique, sa fierté créatrice, sa frénésie de présences féminines (“Dans la première partie de sa carrière” écrivait Jean d’Ormesson, “il devra aux femmes les postes qu’il occupera; dans la seconde, il devra les femmes aux postes qu’il occupera“), ce doute perpétuel qui le dégoûte de tout, sa lucidité (il hait le despotisme napoléonien, mais s’avoue que ce qui l’a suivi – et qu’il sert – est “néant”, et “gouffre” grotesque, fr.354), sa marginalité dans l’obéissance même (comme Pascal, comme Alain, il n’estime pas ce qu’il révère), … tous les traits passionnés de son caractère, loin de le troubler et de le perdre, sont autant d’occasions d’analyse et de jugements serrés. Ce qu’il aime par exemple dans la “liberté”, c’est (fr.264) la maîtrise qu’elle seule donne de la proportion de paix et de guerre à faire aux autres (c’est pourquoi Bonaparte, écrit-il, “ignore la langue de la liberté” et “levait sur nous des souffrances, comme un tribut qui lui était dû” fr.326-7); ce qu’il admire dans la foi catholique (“cette religion de la raison et du malheur“, fr.96), c’est qu’en elle une raison surnaturelle vient se faire solidaire de notre malheur même d’avoir trahi la nôtre; sa fierté créatrice sait qu’il ne fait pas bon vieillir célèbre, car (fr. 299 et 414) nos lauriers s’usent, s’insensibilisent et agacent leurs poursuivants ; concernant les femmes, il sent qu’il corrompt ce qu’il adore (“Je ne dirai rien des femmes : meilleures que nous, elles n’ont que la faiblesse d’être ce que nous voulons qu’elles soient; la faute est à nous” (fr.15); même sa mélancolie grandissante vient sous son propre scalpel (il comprend qu’il ne peut y avoir d’expérience individuelle neutre; ce que chacun a vu et aimé dans son existence, écrit-il, forme son monde réel, où il ne cesse lui-même de rentrer, et qui le rend insaisissable aux autres. Notre âme est cette invisibilité extérieure même (fr. 157) que nous promenons dans un monde adopté par politesse et prudence grégaire !).

Sa poésie, on le sait, est sans poèmes. Elle vient, toujours, d’un magique recoupement se faisant en lui, par surprise, entre deux de ses innombrables intuitions. Par exemple, Chateaubriand conjoint spontanément son expérience de voyageur et le souvenir qu’il laissera de l’étranger qu’il fut partout, et voit alors ce qu’est un voyageur (fr.120) : le perpétuel étranger d’un moment, un ami d’ailleurs aussitôt effacé par le vent de sa propre course. Ou bien, d’un coup, en lui, la curiosité géographique et la nostalgie historique échangent leurs prérogatives, et c’est toute la vaine suranimalité de l’homme qui, lyriquement, se révèle (“J’ai vu, lorsque nous étions sur la colline du Musée, des cigognes se former en bataillon, et prendre leur vol vers l’Afrique; depuis deux mille ans elles font ainsi le même voyage; elles sont restées libres et heureuses dans la ville de Solon comme dans la ville du chef des eunuques noirs” (fr. 121). Ou bien, Cortez et Parmentier se saluent pour la première fois en son enfiévrée lucidité, et l’ironie du sort éclate : “Nous avons exterminé presque partout la population sauvage; et l’Amérique nous a donné la pomme de terre, qui prévient à jamais la disette parmi les peuples destructeurs des Américains” (fr. 84). Toujours, Chateaubriand pense passionnément ce qu’il a le malheureux don de concevoir ensemble; par exemple la laideur de la nature (en tout cas son immensité inhospitalière et difforme) et l’avancée des savoirs (Les Lumières éclairent d’abord irrésistiblement leur propre route !) en un constat sobre et tragique (“Les siècles savants ont toujours touché aux siècles de destruction” fr.72), car c’est poétiquement qu’il comprend (l’épistémologie n’est pas son fort !) que l’être humain joue la vérité de la nature contre la réalité de celle-ci, et que cette vérité exige que la raison ait fait place nette dans ce qu’elle se fait fort de connaître !

Cette remarquable (claire, utile et forte) anthologie permet d’appliquer à Chateaubriand même le mérite qu’il exige d’une oeuvre durable (“On ne triomphe du temps qu’en créant des choses immortelles; par des travaux sans avenir, par des distractions frivoles, on ne le tue pas, on le dépense” fr.423, car “Qui a plus de droits de traverser mystérieusement les siècles que le secret d’un noble amour, confié au secret d’un chant sublime ?” fr.419). Oui, rien n’est plus digne de se survivre qu’un art mystérieusement juste.

Marc Wetzel

Ainsi parlait Chateaubriand – Dits et maximes de vie choisis et présentés par Pascal Boulanger et Solveig Conrad-Boucher, Arfuyen, avril 2023, 176 pages, 14€



Dans tous les âges, les hommes ont été des machines qu’on a fait s’égorger avec des mots (…) Heureux ceux qui meurent au berceau, ils n’ont connu que les baisers et les sourires d’une mère !” (fr.9 et 33)

C’est un effet de notre faiblesse que les vérités négatives sont à la portée de tout le monde, tandis que les raisons positives ne se découvrent qu’aux grands hommes. Un sot vous dira aisément une bonne raison contre, presque jamais une bonne raison pour” (fr.24)

La Providence, afin de confondre notre vanité, a permis que les animaux connussent avant l’homme la véritable étendue du séjour de l’homme; et tel oiseau américain attirait peut-être l’attention d’Aristote dans les fleuves de la Grèce, lorsque le philosophe ne soupçonnait même pas l’existence d’un monde nouveau” (fr.119)

Dans la vie, on n’est occupé qu’à compter les jours trop rares où l’on se promet quelque joie et à supprimer ceux qui vous séparent de ces jours : à ce calcul la vie est bien courte, et l’on existerait à peine de quelques moments si l’on disposait de son existence” (fr.192)

On devrait se sentir plus léger à mesure que le temps nous enlève des années. C’est tout le contraire. Ce qu’il nous ôte est un poids dont il nous accable (…) On ne dépose pas le masque des années” (fr. 193 et 411)

Jamais le meurtre ne sera à mes yeux un objet d’admiration et un argument de liberté; je ne connais rien de plus servile, de plus méprisable, de plus lâche, de plus borné qu’un terroriste (…) Les triomphes du méchant loin de me faire céder m’ont constamment porté à la résistance. Plus le crime obtient de victoires, moins je capitule” (fr.212 et 244)

Un homme vous protège par ce qu’il vaut ; une femme par ce que vous valez ; voilà pourquoi de ces deux empires l’un est si odieux, l’autre est si doux” (fr.343)

On s’endort au bruit des royaumes tombés pendant la nuit, et que l’on balaye chaque matin devant sa porte” (fr.368)

Si tous les hommes, atteints d’une contagion générale, venaient à mourir, qu’arriverait-il ? Rien : la terre, dépeuplée, continuerait sa route solitaire, sans avoir besoin d’autre astronome pour compter ses pas que celui qui les a mesurés de toute éternité” (fr.396) 

Nous ne pouvons nous procurer à volonté ni la lumière ni la vie; mais la nature, en nous donnant des paupières et une main, a mis à notre disposition la nuit et la mort” (fr.417)