Marc Wetzel rend ici compte d’un nouveau volume de la belle collection des éditions Arfuyen, « Ainsi parlait… », autour du Bouddha.
Ainsi parlait Le Bouddha – Dits et maximes de vie choisis et traduits du sanskrit et du pâli par Thierry Falissard, Édition bilingue – Arfuyen, avril 2023, 192 pages, 14€
Notre « connaissance » commune du bouddhisme tient en trois points : tout (dans l’existence vivante) est douleur ; si le désir (l’ensemble des tendances vivantes) attise la douleur, seul notre détachement de lui permettra la cessation d’elle ; l’interruption d’un cours-du-moi qui désire et souffre n’est ni plus ni moins difficile ou illégitime que celle d’un coït (l’homme y conforme sa conduite à ce qu’il comprend de ce qui le conduit).
Le premier point (l’inéluctabilité de la douleur) est un fait organique : tout corps vivant doit pouvoir (et d’autant plus intensément qu’il est lui-même plus complexe) se signaler, sensiblement, ses propres désordres fonctionnels : une pierre ne tend vers rien, n’a pas de prise sur elle-même, n’est pas au fait de ce qui lui advient. À l’inverse, tout ce qui vit doit « fonctionner » (donc s’alerter de ses dysfonctionnements), s’auto-affecter, et contribuer (en participant utilement ou nuisiblement à ce qui lui arrive) à son activité même d’exister. S’ensuit la dolorité.
Le deuxième point (la mise à distance des tendances propres) est rendu possible par le double examen des réalités du « monde » et du « moi » : le monde n’est pas un magasin de choses, mais un chantier d’événements (les phénomènes se déclenchent indéfiniment les uns les autres, par un jeu causal de connexions, un concours de conditionnements croisés sans éléments ultimes ni terme assignable) ; le « moi » n’est lui aussi qu’une conglomération accidentelle, un complexe socio-imaginativement bricolé de tendances, une synthèse toujours recommencée et éphémère de sensations, affects, intuitions, intentions et connaissances – une incessante coproduction d’impressions d’être sans maître nécessaire ni arbitre suffisant. Tout dès lors, hors de nous comme en nous, se résout à un devenir causal et alternatif, auquel rien (spontanément) n’échappe, mais qui peut toujours voir ajouter à son dynamisme les énergies mêmes d’un détachement et d’une délivrance (par saisie des conditions elles-mêmes fluctuantes – impermanentes, donc non-figées – de sa servitude). Les impermanences croisées du monde phénoménal et de l’intériorité vivante autorisent donc du « jeu » dans leur entre-limitation (elle-même accessible par discipline spirituelle et rectitude morale).
Le dernier point (la juste interruption de l’auto-coït narcissique de l’ego) est rendu logiquement possible et humainement permis par trois moyens disponibles de dépasser le moi partiel et partial : il existe d’abord des sentiments qu’un moi qui les éprouve peut étendre sans contradiction à tous les moi (bienveillance, compassion, joie partagée); ensuite, on peut traiter également des êtres pourtant inégaux (sans nier leurs mérites ni voiler leurs défauts) pour tout ce qui en eux est identiquement non-substantiel ou fugitif (les supériorités passent, les élites se périment, les convives se retrouvent miettes du repas vrai du devenir) : les hommes sont égaux pour tout ce qui, en eux, ne peut sans illusions s’établir (on devient brahmane ou paria, non par l’acte de naître – comme le veulent les castes – mais par la naissance de nos actes, qui fait de la subtilité la seule noblesse et de l’attention le seul héroïsme). Enfin, toute vertu lucidement exercée est l’occasion d’avancer spirituellement (on doit faire le bien sans croire pouvoir défaire le mal, on doit respecter et aider autrui sans se cacher l’imperfection de tous) : le généreux donne, mais il profitera de ce don pour relativiser les dualités moi/autrui, et personne/chose qui structurent tout don ; le magnanime pardonnera, mais en ayant soin de tirer pour lui-même la leçon de la faillibilité d’autrui; l’homme patient renoncera à exiger d’autrui qu’il cesse d’être le fétu tourbillonnant et le pantin unilatéralement agité (qu’il ne se sent pas moins être lui-même), mais reliera les diffèrements et inopportunités au jeu normal d’interférences aveugles du devenir etc.
De même que l’homme de bien garde les yeux ouverts sur le mal, « l’éveillé » garde les siens sur l’obscurité du devenir. Ne pas calomnier la mort (quel vivant suis-je, pour maudire où vivre mène ?), mais ne pas la révérer non plus (comme dernier acte d’une vie, pourquoi serait-elle moins illusoire qu’elle ? Et le devenir qui est fait pour mener d’une vie à une autre n’est-il pas davantage au-delà de la mort qu’elle-même l’est de moi ?). La poésie, enfin, aide-t-elle à délivrance ? Rien ne l’assure : elle est l’appui que prend la parole sur elle-même pour faire vivre ses images, or le bouddhisme estime (sèchement) qu’aucun appui ne donne accès – et même, puisque le détachement est le seul accès, qu’aucun accès ne forme appui ! Et si toute la réalité du monde n’est qu’un rêve fait par l’inconsistance (ignorée d’elle-même) d’un moi, la poésie n’est peut-être que le rêve, complaisamment redoublé, d’un détachement verbal de ce premier rêve. Notre sensualité du verbe suscite chez le sage la même assez dédaigneuse compassion que la sensualité tout court : « le pauvre ; ce n’est qu’une question de temps, pour qu’il comprenne son propre dégoût ». La poésie ne peut bien chanter la vacuité des choses sans vouloir la rejoindre. La vie qu’elle donne au possible y cherche des appuis, ou introuvables, ou dangereux : » On ne peut absolument pas avoir confiance en la vie, pas une seule minute. Car, tel un tigre à l’affût, le temps est le meurtrier de ceux qui ne se méfient pas » (fr.265). Mais nul poète véritable n’a jamais fait du détachement un anodin tigre de zoo. Et le bouddhisme lui-même n’est-il pas d’abord une poétique de la lucidité ?
Merci, quoi qu’il en soit, à Thierry Falissard : son Bouddha (net, cohérent, complet) ne nous aura pas « parlé » pour rien !
Marc Wetzel
Je n’enseigne, aujourd’hui, comme hier, que le mal-être et la cessation du mal-être (1)
Je vous enseignerai une doctrine comparable à un radeau, fait pour traverser, et non pour que l’on s’y attache (3)
Tout comme une minuscule trace d’excrément sent mauvais, même une minuscule trace d’existence n’est pas à recommander, pas même pour la durée d’un seul instant (6)
Un point de vue devient un lien si, en s’y identifiant, on déclare tout le reste inférieur (56)
Par le désir de délivrance, l’ascète abandonnera le désir pour le monde (67)
Même si des bandits se mettaient à vous amputer membre après membre avec une scie de long, celui qui en aurait l’esprit mal disposé envers eux ne suivrait pas mon enseignement (69)
Puisque les états d’existence ne durent qu’un instant, ces agrégats, qui ont causé cet acte haineux, ont cessé; contre qui donc pouvez-vous donc ressentir de la colère? (70)
Quand je restais immobile, je coulais, et quand je faisais d’énormes efforts j’étais emporté. C’est ainsi que j’ai traversé le flux sans rester immobile et sans faire d’énormes efforts (78)
Aucun Dieu ne peut être trouvé, aucun créateur de la roue de la vie. De simples phénomènes surviennent, en dépendance de causes et conditions (115)
Cette marionnette est apparue en dépendance d’une cause, elle disparaît quand la cause se dissout (152)
Moines, je ne me querelle pas avec le monde, c’est le monde qui me cherche querelle. Celui qui suit mon enseignement ne se querelle avec personne au monde (261)