Jacques Réda vient de publier Mes sept familles, dans la collection Theodore Balmoral des éditions Fario dont on retrouve ici le soin et la qualité d’édition.
Voici quelques extraits d’une présentation de Jean Grosjean puis un long poème où Jacques Réda dresse son portrait. Il faut savoir que son livre s’arrête sur neuf figures, Jean Follain, André Frénaud, Lorand Gaspar, Jean Grosjean, Louis Guillaume, Francis Ponge, Jean Tardieu et Raymond Queneau.
« Je pense aux poèmes en prose laconiques, presque parfois sténographiques, du tout premier livre (Terre du temps), où impatientée par les tergiversations de la syntaxe, l’énergie lyrique finit par planter isolément ses mots, et par les laisser derrière soi aux vibrations de leurs harmoniques. Je pense à d’autres poèmes en prose (quinze ans plus tard: ceux d’Austrasie), dont la phrase d’une égale densité, mais assouplie, s’enrichit de détails minutieux, voire précieux, bijoux ou miniatures sertis dans le manche d’un porte-plume — et toute l’étendue de la campagne chatoyante sous le
ciel vous saute dans l’œil.
Je pense encore aux amples laisses de prose compacte et translucide que, sans mortier, édifient les poèmes ou psaumes d’Élégies ou de La Gloire, fermement établis sous la charge de passion éperdue qui les meut. Distincte mais autre, non, la prose narrative des nombreux petits récits bibliques, tout en raccourcis dont, souvent, l’efficace provient de l’inspiration comme enfantine du jeu, d’une fraîcheur insolite dans la brusquerie d’un détour, d’un grain de malice sous le nez de la gravité qui, surprise, éternue de bon cœur — Dieu vous bénisse.
On observe la même diversité dans la prosodie des vers, depuis les longues stances bien en rangs de dix ou douze par sections et compagnies du Livre du juste; depuis les strophes d’Hiver plus variables en
effectifs, d’une métrique toujours sourcilleuse, mais où des rythmes francs-tireurs perturbent la symétrie des alignements – jusqu’aux pièces de La Lueur des jours.
En moins abrupt ou péremptoire, la langue de ces poèmes rejoint la concision d’autres moments de l’itinéraire et, dans les motifs descriptifs, l’exactitude imaginative dont l’oeuvre entière abonde en exemples magnifiques ou délicats, recourt plus volontiers au trait qui suggère et aux transparences de l’aquarelle. Surtout, la mesure obligée s’y prête au naturel d’un rythme avançant parfois comme dételé, ou ébauche la cadence d’une sorte de chanson mélancolique. Avec la simplicité forte et à l’occasion amère du constat, ces poèmes, dépouillés comme des peupliers dans un ciel venteux de fin d’automne, chantent le dénuement étonné de l’être devant le spectre de l’âge, qui vient soudain de s’asseoir au coin du bois.
(…)
Naît à Paris en 12, un vingt-et-un décembre.
Par l’arbre paternel, vous le voyez descendre
De vignerons, mineurs (tous en Franche-Comté).
La branche maternelle indique le côté
Du nord et du nord-est : productives boutures
Père ingénieur des Arts et des Manufactures.
Sa mère, pensons-y, meurt quand il a trois ans.
À dix, écrit déjà (modèle : Maupassant).
À treize, avec brio, certificat d’études.
École de commerce, industrie. Aptitudes
Très souples, car à quinze il est agriculteur
En Guyenne et soudain, au Perreux, ajusteur.
À dix-sept, le voici de retour à l’école:
Les brevets (le petit et le grand) dégringolent.
Puis : latin, grec, la Bible, et Claudel qui répond
Longuement à sa lettre. On devine qu’un pont
Spirituel alors devant lui s’édifie
Qui, par le tablier de la philosophie,
Le conduit à vingt ans sur les bords doctrinaux
Que garde un séminaire (Issy-les-Moulineaux).
En trente-six, Irak, Syrie et Palestine,
L’Égypte. Apprend l’arabe. Enseigne, ou bien trottine
Dans l’ombre d’un évêque et d’un juge. Aérien,
Ne rencontre personne et ne visite rien.
Trois fois mobilisé, reboucle sa valise,
Revient par Rome. On le re-re-remobilise.
On l’ordonne. La guerre. Et, prisonnier à Sens,
S’y lie avec Malraux. Là, contre tout bon sens,
Se laisse transporter vers la Poméranie,
Le Brandebourg. Le sort cependant s’ingénie
En sa faveur, et pour compagnons de trimard,
Lui procure Judrin et Claude Gallimard.
Relâché vers l’époque où Stalingrad altère
L’optimisme teuton, enfin, son ministère,
Il l’exerce. Peut-être avec embarras. D’où,
Bientôt six mois de solitude dans le Doubs.
Rompant ensuite avec sa fibre prédicante,
Jean Grosjean se marie en mil neuf cent cinquante.
C’est après qu’il acquiert cette ferme d’Avant,
Dans l’Aube, où méditant, marchant et cultivant,
Sans que son œuvre même en subisse une éclipse
(Voir Hypostases, Fils de l’Homme, Apocalypse,
Le Livre du juste, Austrasie et cætera),
Pour une large part il se consacrera
À la traduction: Sophocle, Amos, Eschyle,
Jérémie, Ézéchiel, Habacuc, l’Évangile
Selon Saint-Jean, et la Genèse, et le Coran,
Veillant à n’ajouter aucun édulcorant
Aux textes. Récemment encore, enthousiaste,
À bras le corps il a saisi l’Ecclésiaste.
N’allons pas oublier son parcours N.R.F. :
Trente ans près de Paulhan, Arland et Lambrichs — bref,
Discrète, une existence en somme bien remplie.
(Mais j’arrête: je vois un œil qui m’en supplie.
Revenons au présent qui va nous rajeunir
Et nous guider au seuil d’un nouvel avenir*.)
Jacques Réda, Mes sept familles, Fario, coll. Théodore Balmoral, 2022, 160 p., 19€, pp. 93-97.
*Les passages soulignés (en dehors des titres d’ouvrages) sont des citations tirées du résumé biographique, écrit sûrement par Grosjean lui-même, à la fin de La Gloire dans la collection «Poésie», Gallimard. (N.D.A)
Sept familles ? Ce sont celles que Jacques Réda reconnaît ici comme autant de familles d’adoption ou de familles d’accueil : elles auront littérairement nourri et édifié l’auteur de L’Herbe des talus. Sept familles ? Ce sont celles de sept écrivains, plus ou moins de la génération de son propre père, et qu’a connus l’auteur, comme on dit, de leur vivant.
Le directeur de la NRF qu’il fut de 1987 à 1996 est devenu, autant par admiration que par affinité partagée, leur ami et il propose ici, comme une reconnaissance de dette, à la fois de parlants portraits et, pour chacun d’eux, une des poétiques des plus pointues, une esthétique des plus justes qui leur ait jamais été consacrées. Car Jacques Réda – on l’oublie trop souvent si on ne l’ignore pas – est l’un des lecteurs les plus fins qu’a connus la littérature française de notre époque.
Sept familles ? Il s’agit, dans l’ordre alphabétique, de celles de Jean Follain, d’André Frénaud, de Lorand Gaspar, de Jean Grosjean, de Louis Guillaume, de Francis Ponge, de Jean Tardieu — et puisqu’il faut toujours qu’une pièce rapportée élargisse heureusement chaque famille, au risque de faire mentir notre titre : de Raymond Queneau.
Les lecteurs auront ainsi la chance de redécouvrir des auteurs essentiels pour la compréhension de l’histoire littéraire de la fin du XXe et du début du XXIe siècle et – clé unique pour la compréhension de son œuvre – de la bibliothèque intime de Jacques Réda.
Jacques Réda est né le 24 janvier 1929 à Lunéville.
Du même auteur, les éditions Fario ont publié dans la collection Théodore Balmoral, Le Chant du possible, écrire le jazz, en 2021 et avec Alexandre Prieux, Entretien avec Monsieur texte en 2020.