« Une grammaire pour cesser d’exister », livre d’Amélie Durand, lu par Bruno Fern

« On ne peut qu’être intrigué par les liens entre titre et texte, écrit Bruno Fern dans cette note de lecture.

Pratiquer correctement une langue suppose d’en respecter la grammaire ; au-delà de cette dimension linguistique, occuper une place en société implique de se conformer à un certain nombre de règles. Dans ce premier livre (1), Amélie Durand relie explicitement ces deux pôles puisqu’elle relate une tentative de disparition sociale à travers une suite de dix-neuf brefs chapitres dont les titres correspondent à des notions grammaticales (2). On ne peut qu’être intrigué par les liens entre titre et texte, même si des associations viennent à l’esprit, le plus souvent drolatiques – ainsi, L’accord dans le groupe nominal expose les mésententes au sein d’un couple où la désignation du partenaire suffit à indiquer la distance : « Mon colocataire est coopératif, d’une certaine façon. Il ne comprend pas vraiment ce que je fais mais il ne cherche pas non plus à m’en empêcher. » et Les modificateurs propositionnels évoque des événements venant soudain troubler une réalité a priori des plus banales : « Quand on revient au Lavomatic, parfois le linge est devenu tout rose ou une dame a un coin de notre pull préféré qui dépasse de son sac à provisions. »

La narratrice, qui s’exprime autant à la première personne du singulier qu’à la troisième (avec le pronom justement dit indéfini), est une jeune femme qui, depuis l’enfance, ne cesse pas de se heurter aux exigences de la vie collective dont l’usage ordinaire du langage est l’un des passages obligés : « Et à peine j’ai parlé qu’il me faut déjà parler encore, parce qu’il semble que, quand ils m’entendent leur parler, les colocataires en déduisent toujours que c’est moi qui leur parle, et qu’une très grande partie de leur considération pour moi vient de cette conviction qu’ils ont. » Les mécanismes psychologiques peu à peu mis en place par le personnage central pour satisfaire les attentes d’autrui tout en y échappant au maximum sont comparés à ceux d’objets techniques (triple distillateur à whisky, premier ordinateur électronique, orgue de cinéma et machine à laver – son linge sale en famille ?) dont l’utilisation ne se révèle guère pratique : « La désuétude de mon intérieur m’apparaît, criarde et nue, quand, pour pouvoir demander à mon colocataire où il a rangé le nouveau tube de dentifrice, il faut que j’opère le branchement d’un tube sur un autre tube que je dois choisir parmi dix-huit-mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix-neuf tubes d’apparence identique. »
Comme on a pu le constater, au fil de ces proses subtilement enchaînées, Amélie Durand fait preuve d’un humour pince-sans-rire empreint d’auto-dérision et un tel positionnement lui permet d’éviter tout pathos malgré la gravité pourtant évidente du propos. En effet, l’effacement auquel la narratrice dit aspirer renvoie non seulement à une certaine condition féminine dans laquelle l’accès à la parole serait limité (« C’est terrible mais il faut bien que je me le dise : ma mère n’était, sans doute, que quelqu’un d’effacé. ») mais aussi à une difficulté fondamentale d’être au monde qui constitue fréquemment l’une des origines de l’écriture. En cela, même si la grammaire est ici étrangement définie comme « une technique pour passer inaperçue », sa maîtrise indéniable par l’auteure est peut-être l’une de ses meilleures façons d’exister.

Bruno Fern
Amélie Durand, Grammaire pour cesser d’exister, éditions le Sabot, septembre 2022, 40 pages, 8 €


1. Jusqu’à présent, Amélie Durand avait publié des textes dans des revues aussi diverses que ses différentes biographies – cf. Amélie Durand / Maison des écrivains et de la littérature  et Amélie Durand – Babelio
2. Extraites de la Grammaire méthodique du français (PUF).