Yves Bonnefoy, “Œuvres poétiques” (dans la Pléiade), lu par Christian Désagulier


Christian Désagulier rend compte de l’important volume des Œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy paru récemment dans la bibliothèque de la Pléiade.


 

Yves Bonnefoy, Œuvres poétiques, édité par Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1808 p., 79 € (jusqu’au 31 octobre 2023)


Notre besoin d’Yves Bonnefoy



Un jeune homme court dans une lande rocheuse et arbustive. Il s’affranchit de tous obstacles, saute de rocher en rocher, s’arrête, hésite et reprend sa course. En large béret noir et ample chemise blanche, ce jeune homme court en musique, était-ce un quatuor de Beethoven, sur des paroles qui sont celles d’un poème que cet arrière-pays semble inspirer. La séquence a duré une minute. Je sais aujourd’hui qu’il s’agissait d’un extrait de Royaumes de ce monde réalisé en 1952 par Yves Bonnefoy et Roger Livet sur le thème des Annonciations, et que le poème préfigure celui de Douve :


Le bras que l’on soulève et le bras que l’on tourne
Ne sont d’un même instant que pour nos lourdes têtes…

La jambe démeublée où le grand vent pénètre
Poussant devant lui des têtes de pluie
Ne vous éclairera qu’au seuil de ce royaume,
Gestes de Douve, gestes déjà plus lents, gestes noirs.



Je regarde et j’écoute, je découvre ce film à la télévision à l’âge encore malléable de l’adolescence en instance de rigidification. Une forme de composition poétique intrigante, de rythmes aux subtiles assonances et allitérations comme naturelles comme on dit des harmoniques d’un corps frappé et dont on ne m’a pas parlé à l’école. Je lirai plus tard de ses récits et essais en forme de méditations encouragées, au style caractérisé par l’élision des prépositions, le bouleversement des syntagmes et le balancement légèrement houleux des verbes au participe présent, toutes balises des chenaux que leur lecture sur le monde me faisait emprunter.

Nous sommes aujourd’hui le 9 octobre 1998. Un monsieur que le grand âge a blanchi mais n’a pas encore ralenti me reçoit dans un bureau exigu, au dernier étage du Collège de France. Je lui ai adressé le manuscrit d’un recueil de poèmes à la réception duquel il m’a immédiatement répondu depuis son refuge de professeur honoraire, en me proposant de nous y retrouver bientôt. Cet homme dont la notoriété n’a pas émoussé la simplicité de rencontre me dit de cette voix chantante dont la lecture par lui de ses poèmes au flux de mélopée libérait l’accent aux frottements d’archet sur les cordes d’oil et d’oc du pays de sa jeunesse, me fait part des raisons pour lesquelles mon Chant millénaire a motivé la célérité de sa réponse. Nous ne faisons pas connaissance mais lui seulement de moi. Je lui raconte ce film dont il était l’acteur bondissant, énigmatique, l’extrait Du Mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), comment je les reconnus, le poème et lui quelques années plus tard en photos sur la couverture de la collection Poésie / Gallimard (1970).

Quand j’évoque le béret, cet homme hyperactif à l’étude et l’enseignement, mathématicien de formation, cette qualité n’a-t-elle pas comptée quand Jacques Roubaud le pria de diriger sa thèse, courbé aux écritures de nombreux livres de poèmes, à la clarification des conditions de possibilité du poème dont les œuvres d’art visuelles, musicales ou de paroles seraient les résultats  de théorèmes indémontrables, s’y consacrant inlassable à la table de travail comme sur les estrades académiques, s’écartant de ces urbanités considérées comme un devoir pour des réclusions contemplatives qu’il aurait aimé durer plus longtemps, sourit : « – Ce n’était pas un béret mais les cheveux bruns et abondants que j’avais au temps de Douve … »

Je veux lui dire les raisons pour lesquelles j’ai autre chose que de l’admiration pour ses livres divers et semblablement uniques, combien à s’attacher au mystère auquel chacune et chacun d’entre nous est confronté à chaque instant de sa vie, de son être en vie, s’il ou elle veut bien procéder à un examen de pleine conscience, d’aveugle découvrant la vue, de sourd pour qui tout est alors musique, à laquelle énigme fondatrice, pulvérulente dès qu’il s’agit d’en confier aux mots la signification, en se confrontant au tout du monde c’est-à-dire à ses phénomènes et à son entropie créative circulaire, combien le seul fait qu’il parvienne à nous en révéler la présence, non pas le mystère mais la présence de mystère dont le poète est le capteur captif, et qu’il ait été désigné et par qui et quoi font partie intégrante du mystère, est cause de consolation comme en produit l’indéfinition de l’amour, l’invérifiable vérité à l’approche du summum inatteignable de la beauté. Comme l’éclairement et l’émissivité rétroactives des œuvres de l’art soumises au balayage de la pensée sur toute l’étendue du spectre de leur présence, en se composant produisent de ces figures d’interférences révélatrices lesquelles en fin de compte poèment.

C’est alors qu’il me demande de lui citer quel ouvrage aurait toutefois ma préférence. Je réponds aussi sec : « – Une autre époque de l’écriture. » Il m’abandonne alors et revient vite avec un tiré-à-part sur Vélin Arches qu’il me dédicace.

Nous sommes maintenant en 2011. Je dois me rendre une fois encore en Éthiopie. Les missions se succéderont, géologiques, médicales, industrielles. Cette fois je me sens missionné comme qui dirait par l’auteur de l’étude à nulle autre pareille consacrée à l’œuvre poétique d’Arthur Rimbaud paru dans la collection « par lui-même » au Seuil (1961). Pour joindre au Rimbaud poète marcheur le marchand abyssinien, j’ai repris contact avec Alain Borer dont le film Le voleur de feu avait mis le feu à la mèche du désir d’aller y revoir lors de sa projection à Mantes-La-Jolie en 1978 à laquelle je venais d’assister et de faire sa connaissance dans la belle veste croisée que Kenzō Takada lui avait offerte me dit-il quand je lui en rappelait le souvenir.

Ce soir d’hiver, Alain Veinstein avait invité Yves Bonnefoy à venir lire en public quelques pages de L’heure présente à l’Hôtel d’Avejan qui abrite le Centre National du Livre à Paris. À l’issue de la soirée, comme je lui présente à dédicacer l’Opera poetica bilingue paru dans la collection I Meridiani chez Mondadori (2010), il se souvient de notre entrevue au Collège et me sourit discrètement. Ce pléiade à l’italienne ne quittera pas ma besace est-africaine.

Je nous revois une dernière fois à mon retour en mars 2012, genoux contre genoux assis près de la fenêtre de la rue Lepic, dans cet appartement claustral cloisonné de livres, à commenter les photographies que j’ai rapportées de voyage, d’Harar, d’Entoto et d’Ankober, tous hauts-lieux rimbaldiens, mais aussi de Gondar où Michel Leiris rencontra son fantôme africain, et puis du rift brûlant balisé de cailloux d’obsidienne où Lucy vécut il y a 3 millions d’années…

Et voici que les œuvres poétiques d’Yves Bonnefoy (1923-2016) rejoignent at last la bibliothèque de la Pléiade et quel volume. Ces œuvres qui n’en font qu’une, majestueuse et poursuivie près de sept décennies depuis Anti-Platon (1947), et sa base triédrique fondatrice Du mouvement et de l’immobilité de Douve (1953), Hier, régnant désert (1958) et Pierre écrite (1965), jusqu’à L’écharpe rouge (2016) lequel ultime livre est un voyage de retour dans le temps d’un poème retrouvé rédigé en 1964, proustien natté de Poe :

« Du point où ce texte m’avait conduit, au pied d’un balcon de palazzo génois supposé réel mais qui semblait un montage de souvenirs et d’indications symboliques, je pouvais voir, ou plutôt revoir, la ‘scène’ où avait pris corps, et aussi risqué de se démembrer, ma vocation poétique… »

Après nombre de retours sur écrits publiés, réorganisations des recueils commandés par la syntaxe de la phrase que chacun incarne au fil du temps, des circonstances et des évènements, voici que l’œuvre poétique trouve son aboutissement, ses composantes remises par lui-même en ordre chrono-biographique lors de la préparation de l’ouvrage, achevé juste à temps avant de s’en aller en 2016, cette pierre écrite que nous tenons en main pour lui, finalement conforme à cette déclaration faite dans l’émission Les poètes en 1974 (1) :

« – Une œuvre est l’architecture que la vie met petit à petit en nous… Je dirais que ce qui m’intéresse chez un écrivain c’est l’œuvre et pas l’ouvrage et pas le livre en particulier. Le mouvement par lequel chaque livre est posé, et ensuite dépassé, et ensuite, ce qui advient, on ne sait pas trop… »

Christian Désagulier

1. Voir : « Les Poètes », présentée et réalisée par Jean-Pierre Prévost, diffusée le 21 juin 1974 sur l’ORTF.

« Œuvres poétiques », d’Yves Bonnefoy, édité par Odile Bombarde, Patrick Labarthe, Daniel Lançon, Patrick Née et Jérôme Thélot, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1808 p., 79 € (jusqu’au 31 octobre 2023).
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