Claire Dumay, “Il faut que je te parle”, entretien avec Isabelle Lévesque


Isabelle Lévesque reparcourt avec Claire Dumay ce livre consacré à la disparition du père et à tous les souvenirs afférents.


 

Claire Dumay, Il faut que je te parle, Éditions des Rues et des Bois, 2022, 78 p., 14 €


Claire Dumay, Il faut que je te parle, entretien avec Isabelle Lévesque


Isabelle Lévesque :  Vos textes en prose paraissent chez des éditeurs ou dans des collections de poésie. Pour vous, de quel genre littéraire relèvent-ils ?

Claire Dumay :  Vous mettez le doigt sur le statut ambivalent, bâtard et inconfortable, dont relèvent mes textes. Lorsque je cherche à être publiée, je me heurte systématiquement au même verdict : je n’entre jamais dans l’axe éditorial requis. Plusieurs maisons imposent ce cloisonnement rigide entre les formes, les genres.  

J’écris en prose, dans un format limité, fragmentaire, à l’occasion d’unités bien circonscrites. Je bute très vite sur l’incapacité à mener l’œuvre longue. Mon écriture peine à investir la durée, ne sait pas se saisir d’une trame fictionnelle, évolutive, au sens où le ferait une œuvre romanesque.
L’accroche qui motive la mise en branle d’un texte est toujours très mince, et à la fois, elle ravive un fonds déjà constitué, entretenu et nourri depuis plusieurs années. Je suis en quelque sorte en état de rémanence perpétuelle.

Je ne me sens pas relever d’une écriture poétique, dans la mesure où la suggestion, l’installation d’une prosodie, n’entrent pas dans ma démarche. Mon souci premier n’est jamais celui d’interroger la langue, même si les mots jouent un rôle moteur dans l’élaboration de la pensée.  
Je les choisis scrupuleusement, accorde une place privilégiée à l’image, certes, mais dans un but d’élucidation progressive, par approximations successives, pour parvenir à cerner un état, à trouver la formulation explicite et juste qui en rende compte.
Chacun de mes recueils juxtapose a posteriori de petites chroniques, qui font émerger des thématiques, des motifs récurrents. C’est une écriture obsessionnelle, d’inspiration autobiographique, parfois narcissique, qui réactive un même souffle, par saccades, par jets. La quête s’avère toujours inassouvie ; elle s’engage dans un flux déjà existant, se réajuste, se redit, sans jamais s’épuiser.      


I.L. :  Dans Il faut que je te parle, des pages sont présentées comme extraites de votre Journal et précisément datées, du 25 juillet au 7 août 2020. Elles racontent la mort du père, des jours qui précèdent jusqu’aux obsèques. L’écriture, au style souvent plus neutre, diffère de celle des pages précédentes. Pourquoi avoir choisi de traiter ainsi cette période ?

C.D. :  Ces pages de journal ont été écrites au moment même des faits. Je vivais cette agonie de façon singulière : un mélange de lassitude, de routine presque, une prise de conscience difficile de la réalité de la fin, pourtant annoncée, programmée, palpable, et en même temps toujours différée. Je me sentais au bord d’une imminence, qui ne survenait pas. Je crois que l’accoutumance à l’idée de la disparition de mon père me mettait mal à l’aise, me confrontait à une absence de relief inconcevable.
J’avais besoin de donner corps à ce qui n’était même plus un événement, d’assigner une consistance à ces jours presque amorphes, qui m’assénaient le spectacle d’un corps déjà vidé de sa substance. Je redoutais la fugacité des images, des scènes vécues, l’absence de trace. Entrevoyais le néant dans lequel cette histoire d’une banalité affligeante allait sombrer.
Je convoitais pour mon père un sursaut, une érection, une autre stature, qu’il ne pouvait plus m’accorder. Plus jamais, sa figure n’incarnerait cette verticalité à laquelle il m’avait habituée ; je ne percevais plus rien de son ascendant, que j’avais pourtant incorporé.    
Il est très rare que je m’astreigne à rédiger des pages de journal. Je trouve le rituel sclérosant. Mais je n’avais pas la force de dire cette mort autrement, tentais comme je le pouvais, par de maigres moyens, de la charger de la densité que j’avais projetée. L’anecdote, la succession des faits, les constats, ont pris le pas sur toute autre parole.
Je n’ai d’ailleurs jamais pu rendre hommage à mon père, sous la forme d’un panégyrique que mes proches espéraient, notamment le jour de ses obsèques. « Toi qui as les mots, qui manies bien la plume, pourquoi t’en tiens-tu à ce silence presque coupable, pourquoi te résignes-tu à cette impossibilité ? »
Tout était encore trop mêlé, l’identité du père procédait de maintes intrications confuses. La partition qui aurait dû le détacher de moi n’advenait pas, comme si sa mort m’acculait à la nécessité de l’absorber, au moment où il risquait de se dissiper dans l’inconsistance.
Paradoxalement, j’ai été prise de court, il y avait presque une urgence à consigner la teneur de ces jours si particuliers, pour ne pas me laisser submerger par la vacuité.
Il y avait eu, et il y aurait peut-être, un temps autre, dévolu à l’examen, l’analyse, après décantation.


I.L. :  Dans son Testament de la fille morte (Gallimard, 1954 – rééd. Prairial, 2021), Colette Thomas écrit : « Le père a tué le père et la mère a tué la mère et ils ont eu des enfants ensemble. »
Les constats de la narratrice sont souvent tout aussi terribles, en particulier dans Liquidation : « Tarir la famille, la sectionner ; assécher l’humus de la champignonnière. » Ou encore : « Éradiquer la famille, panser la foule incommensurable de ses victimes. » Si Camus nous affirmait qu’« il faut imaginer Sisyphe heureux », à quelles conditions pourrait-on imaginer une famille heureuse ?

C.D. :  « Imaginer une famille heureuse », c’est avoir la certitude qu’elle n’existe pas, qu’elle ne perdure qu’à l’état de mythe, de fantasme, d’image, de cliché. Je ne sais pas l’initier, l’impulser, ni la recevoir. Je n’y crois pas. C’est comme si la finalité du bonheur était incompatible avec la famille, étrangère à elle, comme si ces deux termes étaient antinomiques.
Je dénigre au fond la famille heureuse, lui assigne des contours périphériques, la revêts d’apparences factices. Ce cercle idyllique me repousse, à la mesure de mon incapacité à le former. L’avènement d’un bonheur unanime, impliquant une multiplicité d’individus différents, issus de plusieurs générations, continue à m’interpeller, à me rendre perplexe, sceptique.
Certaines familles ont-elles forgé le don de sécréter le bonheur ? Ou le bonheur les revêt-il parce qu’elles incarnent, sans même avoir besoin de les verbaliser, une cohésion, une interdépendance, une indivisibilité indéfectibles ? Je cherche autour de moi des exemples de cette conjonction miraculeuse, qui associerait au respect de l’altérité, l’aptitude à vivre des moments dénués de tension, apaisés. Je consens à reconnaître le prix d’une émotion, d’un ressenti partagés. Une façon d’éprouver sur le même mode, de raviver le sentiment d’appartenance, d’accéder à ce qui vous lie, qui était peut-être ignoré, ou tu. Mais rien de plus.
La quête du bonheur à l’échelle individuelle, je ne sais déjà pas la mener. Elle ne fait pas partie de mes priorités, de mes buts. Je traverse l’existence comme je le peux, consciente que la relation à l’autre (même deux), m’ampute, me contre, me contorsionne, me contraint à composer. Et cette limitation de mon territoire est une entrave au bonheur. 
Au cœur de mon histoire, je reçois une manne nourricière, j’hérite d’une matrice ; j’intègre cet ordre nucléaire, parce que la famille transmet, pose l’injonction de l’agrégat. Elle ne me destine qu’un modèle de superposition, de convergence, de retour du même, et donc elle m’assimile, presque malgré moi. Je demeure inerte, alors que je ne m’approprie rien ; je consens à un sacrifice qui m’apparaît comme naturel. La famille ancre mon origine et mon identité, elle me rend redevable de ce legs. Or ce détour obligé par ceux qui m’ont précédée m’aliène, hérisse le dedans.
À partir de là, je perds la foi dans la famille heureuse, en dépit des images de films Super 8 de mon père, qui véhiculent des bribes, des éclats, des vestiges nostalgiques de bonheur.
Je sais alors que la seule véritable fécondité dont je serai capable, c’est celle de l’écriture, seul lieu où je me sente indépendante, où je puisse aller contre, transgresser, opérer un « parenticide ». L’abandon, l’éviction, m’apparaissent comme des voies de salut. Dans le silence, en sourdine, très tard, trop tard, j’orchestre une césure intérieure, et commence à prôner un individualisme forcené. Je m’émancipe, c’est le seul moyen pour moi de tenter de définir qui je suis.   
Toutes ces lignes pour rien, je ne réussis pas à répondre à votre question. Je m’enlise dans une impasse : la famille heureuse, c’est celle dont on peut s’extirper sans dommage, celle qui s’ajoure, s’allège, pour laisser partir. 


I.L. :  La narratrice de votre nouveau livre dit de son père : « Il est devenu l’homme exclusif du discours. Ombrageux, grave, la mâchoire raide : Claire, il faut que je te parle. » Ces mots du père qui constituent le titre du livre pourraient annoncer des injonctions, des critiques, des reproches ou même des condamnations. Or le texte raconte les progressives aphasie, amnésie puis la disparition du père. Il laisse donc tout l’espace du discours à la narratrice.
Le livre s’adresse-t-il à ce père disparu ? La narratrice écrit-elle pendant la maladie ou après le décès ? « J’aurais dû lui révéler un jour ce que j’étais devenue », lisons-nous : le père aurait-il pu comprendre avant le début de sa maladie ou cela ne pouvait-il se dire que sans réponse possible ?
De façon générale, vous adressez-vous toujours à une ou des personne(s) précise(s) quand vous écrivez ? Vos textes sont-ils toujours adressés ?

C.D. :  Non, ce livre ne s’adresse pas au père disparu.
J’ai toujours procédé de la même façon, destinant mes écrits en priorité à des destinataires éloignés, inconnus. Jamais à ceux qui les ont inspirés, qui en ont motivé l’écriture. Peur de blesser, culpabilité persistante à l’idée de ne pas avoir osé parler, d’avoir tu le malaise, la révolte, le désaveu. Peur de la réaction de l’autre, soudain affronté à un dévoilement brutal. En refusant d’adresser mon écriture, de la soumettre à ceux qui en sont les sujets, je me mets à l’abri, me protège. L’élucidation est toujours indirecte, en dehors du vis-à-vis, de l’impact frontal. C’est une stratégie d’esquive concertée, afin de ne pas avoir à rendre de comptes, à m’expliquer.        
J’écris pour compenser une franchise défaillante. Pour remédier au non-dit, persuadée dans le même temps que les remises en cause différées dans le temps sont malvenues, vaines. La rébellion d’une adolescente s’entend, pas celle d’une femme mûre qui a tout contenu, pour ne pas infliger de procès à ceux qui l’ont éduquée, gouvernée. J’épargne, mais c’est une lâcheté, un mélange de défaitisme et de déférence. Faire le point ne soulage que moi, ne fait pas changer les êtres. La fonction thérapeutique de l’écriture est cependant patente : je n’ai jamais « digéré » ce que j’ai subi, je n’ai donc jamais pu pardonner à ceux qui ont toujours cru bien faire, j’ai besoin de dire.

Ces textes relatifs à mon père ont été écrits pendant de longues années, et initiés bien avant sa maladie. Ce père, au moment où il avait toutes ses facultés, aurait entendu la nature tortueuse du cheminement de sa fille, mais ce qu’il aurait perçu comme une dérive, une trahison peut-être, l’aurait profondément blessé. Je crois que jusqu’au bout, tant qu’il avait sa tête, il prôna l’unicité de la voie qu’il me destinait, notamment en matière d’éthique, de foi. Sa tolérance, son ouverture d’esprit, il les accordait à tous les autres, mais pas à moi.
Je réagis à la lumière de ce que je crois savoir de lui ; peut-être suis-je en train de l’enfermer dans une condamnation a priori. Il me semble qu’il ne se serait pas tu, il m’aurait sermonnée, quel que fût mon âge. Et moi, j’en avais assez qu’on me dise, qu’on me dicte la conduite à suivre. Si j’avais parlé, peut-être m’aurait-il surprise. Je l’ai privé de ce droit de réponse.

Mes textes ne sont pas adressés, ne portent jamais la mention d’un destinataire. Je sais précisément qui sont les êtres que je vise, qui inspirent la nécessité d’écrire, avec lesquels j’ai besoin de régler mes comptes, mais ceux-là ne me lisent pas. Je les tiens à l’écart.  
L’expression suffit à refroidir l’humeur, à apaiser la véhémence, à tasser l’emportement. Parfois, l’intention est moins vindicative, il s’agit juste de revenir sur un moment mal vécu, encore crispé.

Le vécu autobiographique se charge malgré moi d’une dimension d’universalité, et il me semble que d’autres peuvent se reconnaître dans mon parcours, même si la nature des maux dont ils ont souffert diffère. Écrire contribue à élargir mon auditoire, à rejoindre la foule des anonymes qui forment le cercle de mes proches.
Je convoite le lecteur distancé, celui qui ne me lit pas à la lumière du connu, qui ne va pas croiser ce que j’écris, et la teneur de ses observations personnelles me concernant. Je n’ai pas envie d’être passée au crible, que l’on porte un jugement sur mes comportements, mes fonctionnements. Je supporte mal que l’on superpose une autre grille de lecture à celle que je propose. Imaginer que l’on puisse réengager le débat, suggérer un rectificatif, voire imposer une version différente, c’est une dimension que je récuse, un espace que je censure. L’écrit fige et clôt, c’est reposant, cela me donne l’illusion de la toute-puissance. Le livre réfute le dialogue, écarte la retouche, interdit la contradiction. C’est moi qui tiens les rênes, soumets à autrui mon ressenti, avec le filtre de ma subjectivité. Je supprime toute opportunité d’entrer dans un fonctionnement dialectique.
Écrire me soulage, mais je n’attends pas de réponse ; je redoute l’échange, parce qu’il pourrait précisément m’inciter au changement. Toute divergence m’expose à la perturbation, à la mutation, fragilise la construction telle que je l’ai échafaudée, parfois pétrifiée. L’intrusion de la parole de l’autre est toujours une menace. La confrontation est la porte ouverte au conflit, à la voix qui se fait plus forte, au ton qui s’enflamme ou durcit. Je me terre ou me blinde dans un statisme cru plus confortable. Que de psychothérapies engagées, et avortées …

Au fond, j’ai la même rigidité que mon père, même si en matière de convictions, nos postures divergent. Accueillir la parole de l’autre, l’accepter ou la rejeter, tout cela relève d’une épreuve.


I.L. :  Le projet du livre est annoncé dans les premières pages : « Dire, pour tasser, pacifier, réconcilier les contours. »
Les intentions sont constituées d’une suite d’infinitifs. Ils indiquent un mouvement, une énergie prête à se libérer, sans indication de temps. C’est un mode, ou une modalisation, que nous retrouvons souvent dans Il faut que je te parle.
Considérez-vous le projet comme abouti à la fin du livre ?

C.D. :  Non, j’ai grandi avec le souci du paraître, de la réconciliation, du pardon, de la clémence, qui m’ont été légués avec la force d’une injonction. J’aspire à lisser l’image de mon père, à poser à sa place les contours d’une cohésion, qu’il n’aura jamais vraiment incarnée. Colmater la faille, araser les saillies, le faire entrer dans une image préhensible, solidement et définitivement érigée, oui, c’est un souhait. Comme si je devais le léguer à l’éternité dans une forme qui évacue les tensions et les contradictions qu’il a absorbées. Comme s’il fallait éradiquer le risque de la faillite, du soupçon. J’aspire à le mettre à l’abri du jugement des autres. J’ai besoin de reconstituer la figure du père, pour l’épargner, empêcher qu’on ne lui porte atteinte. Pour me le réapproprier, pour redonner de la fermeté à un lien qui se serait distendu. Mais il n’hérite pas de cette rédemption. C’est moi qui pallie un manque, essaie de retrouver les composantes ou les modalités d’un amour malmené, perdu. Qui tente de me délester de la culpabilité de lui avoir infligé des blessures, jamais cicatrisées. 
Pacifier, c’est tenter de ne pas clore notre histoire sur un malentendu, sur des non-dits, sur un sentiment d’inachèvement.
C’est aspirer à mettre un point final, pour que l’empreinte de ce père cesse de m’imprégner, de me contaminer.
Je crois que je suis encore hantée par la nécessité rituelle de pacifier les choses au moment de l’agonie, comme si le lit de mort inspirait ce mouvement d’acquittement, d’absolution, d’apaisement. Mais il aurait fallu pacifier bien avant.
La question demeure : jusques à quand est-on en droit d’infliger la remise en cause ? Jusques à quand ressasse-t-on, entretient-on l’amertume ? Quand la vanité de la remémoration éclate-t-elle avec suffisamment de force pour que le processus du reproche s’interrompe ?
J’ai admiré mon père comme jamais je n’ai admiré aucun autre homme par la suite. Il m’a entravée dans mes expériences affectives, par la prééminence de sa présence. Je lui en ai voulu d’interférer dans ma vie. Il l’a fait de façon consciente, délibérée, sur un mode totalement involontaire aussi. J’aurais voulu lui dire, dans un mouvement concomitant, cette rébellion trop longtemps larvée, et le don du pardon.
Quelles qu’aient été mes intentions, l’écriture a ravivé, tendu à nouveau le miroir des ratés, l’ampleur des rancœurs tues, la faillite d’une confiance que je n’ai pas su vraiment donner ni recevoir. J’ai toujours cru qu’en écrivant, je réussirais à inverser la relation parent/enfant, à prendre ma revanche, en exerçant un contrôle dont j’avais toujours été dépossédée. Mais même là, au cœur de cette entreprise de restauration, de pacification, j’échoue. Je bute sur ce qui m’attache à lui, fait que je lui ressemble : ce paquet de choses encore nouées, d’aspirations contradictoires. Réconcilier, cette ambition aurait dû passer par d’autres infinitifs : élaguer, choisir, et donc renoncer. Me rendre lisible, me donner à voir. Je n’ai pas même tenté cette percée.
L’idée que mon père soit désormais parti, que notre relation ait persisté dans la confusion, l’occultation, me blesse encore. J’aurais dû clarifier d’une part, et lâcher, en lui accordant une forme d’indulgence, accordée à son déclin. Je n’ai pas été capable de poser sur lui un regard vraiment altruiste, aimant, délesté de tous les enjeux liés à ma blessure narcissique. La lucidité -Je t’en veux, je m’en veux- ne s’est jamais dissipée au profit de l’amour, auquel la filiation et la foi auraient dû m’appeler. Je n’ai pas su instaurer une relation juste, accordée à sa prise de plus en plus défaillante sur la réalité, débarrassée du mirage de la fusion, de l’osmose, de la volonté de supplanter ma mère.


I.L. :  « Ses collections inachevées demeurent toujours en suspens. Il se réjouit du spectacle des miennes, même s’il ne les a ni élues ni épousées. Dans l’objet subsiste l’écho d’une présence que rien n’altère. Il observe mes boîtes, mes flacons à parfum, mes carafes, mes cabochons, mes piques à chapeau. Il vient à moi, je crois qu’il préfère La Collection à ce qui est collectionné. Nous partageons un même rapport à l’espace, à la représentation, à ces tissus qui tapissent nos vitrines, nos étagères. »

Le père collectionne des livres qu’il ne lit pas, la narratrice des récipients vides.
Walter Benjamin écrivait que les collectionneurs « se muent en interprètes du destin. Il suffit d’observer un collectionneur maniant les objets de sa vitrine. À peine les tient-il en main que, dans une inspiration, il semble les traverser du regard pour atteindre leur lointain. » Il ajoutait que « la possession est la relation la plus vivante que l’on puisse entretenir avec les choses : non qu’alors elles soient vivantes en lui, c’est lui-même au contraire qui habite en elles » (Walter Benjamin, Je déballe ma bibliothèque – traduction de Philippe Ivernel – Payot & Rivages, 2000).
Comment le père et la fille vivaient-ils la collection ? N’était-ce pas l’expression même d’un manque infini ?

C.D. :  L’expérience de la chine, l’engouement pour la collection ont tenu mon père jusqu’au bout, jusqu’à ce que ses jambes ne le portent plus. J’ai même un souvenir de vide-grenier, auquel je l’avais conduit, assis sur son fauteuil roulant.    
J’ignore s’il comblait là véritablement un manque. Sa vie, érigée sur des fondements solides, riche en accomplissements tangibles, tenait seule. La collection, c’était un plus, un additif, une sorte d’ornement. Une parenthèse ludique, devenue effectivement partie intégrante de son identité. Une façon de peupler son univers, d’introduire dans la sphère domestique ses pôles d’intérêt. Partout à la maison, des étagères, des vitrines, remplies de minéraux, de poids et mesures. Et dans d’autres espaces, des tas d’outils, des livres, des caisses remplies d’objets hétéroclites. L’exposition de ses trouvailles relevait moins de l’ostentation, que du plaisir jamais tari qu’il avait à nettoyer, manipuler, soupeser, assigner une place. Je le retrouve assez fidèlement dans cette autre citation de Walter Benjamin : « Ainsi l’existence du collectionneur est-elle régie par une tension dialectique entre les pôles de l’ordre et du désordre. »
Interpréter le destin ? Non, l’anticiper, le planifier peut-être, en gérant son temps de façon telle qu’il y ait toujours une place pour la fréquentation des Puces, ou du Louvre des Antiquaires. Avant le culte, après le culte, entre deux rendez-vous professionnels.  
L’enrichissement de la collection, c’était aussi pour lui un moyen d’échapper au cadre, de brouiller les pistes, de ne jamais être réduit à une identité, une fonction univoques. Il avait cette mouvance caméléonesque, une aptitude étonnante à juxtaposer des mondes étanches, des façons d’être infiniment variées, parfois contrastées.
Il ne me semble pas que la collection ait répondu au besoin de pallier un manque, de combler une défaillance. C’était l’une des cases constitutives de son damier existentiel.
Son manque était d’une autre nature, perceptible par ceux qui l’observaient, dont moi, sa fille : la quête d’une unité jamais trouvée. Un paysage épars, un être de l’entre-deux, du nivellement polyphonique. Il ne parvint jamais à resserrer son champ, à choisir.    

J’ai vécu la collection sur un autre mode : très jeune, je me suis coulée dans les voies du père, en y trouvant mon compte. J’avais le souci de ne pas rater les bonnes affaires, réservées aux chineurs de l’aube. J’épousais des fonctionnements connus, appelais mon père sur des territoires qu’il m’avait légués, drainais sa caution.
Mon lieu de vie s’est alors vite changé en acte de monstration.
Mon couple n’était absolument pas solide, ni fondé sur des choix concertés ; j’essayais toujours de reproduire un modèle, et plus j’échouais dans cette construction conjugale, plus j’avais besoin de me rassurer en existant par le dehors, en exhibant une façade, un décor. Walter Benjamin souligne le lien étroit entre la collection et la pétrification, entre la collection et la fermeture : « Tout devient socle, cadre, reposoir, fermoir de la possession ». C’était un paravent occultant la fragilité des dessous.
Les déménagements successifs, les caves et les greniers surencombrés de mes parents, m’ont conduite à un véritable rejet de la collection. J’ai tout revendu, tout donné. Ma relation à l’objet s’est radicalement modifiée. Moins de choses, mieux choisies, destinées à l’usage, plutôt qu’à la contemplation exclusive.  
Je n’ai jamais accédé aux lointains par le biais de la collection. J’aurais rêvé que la transparence du verre par exemple, me mène au-delà, m’incite à déplacer le point de mire. Non, je me suis toujours arrêtée ; le regard s’est fixé au lieu de traverser. Je n’ai pas su m’extraire, ni me perdre. J’ai fui, je me suis enlisée ailleurs.
Les lointains, je les ai appréhendés grâce au vide. Lorsque toutes les butées qui enfermaient l’œil se sont volatilisées. D’autres pans se sont ouverts. J’ai médité l’emprise du néant, la vanité d’une existence qui s’était évertuée à peupler, pour se donner l’illusion de remplir. Il m’a semblé commencer à respirer, grâce à ce mouvement d’épure, que la vieillesse a encouragé.
Ce que dit Walter Benjamin de la possession me trouble : « Habiter dans les choses »… C’est pour moi en devenir dépendant, esclave, prisonnier. J’y vois une relation patente à la mort. La possession n’est jamais un gage de conquête. Elle phagocyte, vampirise les êtres. Satisfait leur désir, sur un mode compulsif, adjoint une pièce de plus, pas nécessairement manquante, donne l’illusion d’avoir accompli ; mais l’attente est reconduite, la faillite existentielle n’est en rien réparée. Ressassement spéculaire, hantise de l’inachevé, convoitise puérile, jamais rassasiée : je suis heureuse d’avoir rompu avec cette manie de la collection.    


I.L. :  « Demeurait certainement une voix, celle de son Dieu. Et pour mieux l’entendre, il avait acquis des dizaines de bibles. »
La religion tient une grande place dans Il faut que je te parle. Je crois comprendre que le père était pasteur baptiste. La révolte de la fille contre le père semble être aussi une révolte contre cette église et ses exigences rigoristes. Ce qui la soulève va jusqu’au rejet de la foi. Cependant le vocabulaire religieux reste très présent dans le texte : stigmates, grâce, renier… Pour le père, la foi religieuse était-elle plus forte que tout ? Est-il malgré tout possible d’aller vers la réconciliation ?

C.D. :  Question cruciale, mal élucidée, inconfort d’une posture jamais assumée. Un nœud insurmontable : comment rejeter la foi du père, sans le fragiliser, sans le renier lui ? Je n’ai jamais réussi à avouer à mon père, à ma mère, cet abandon progressif de la foi dans laquelle j’avais grandi. Un abandon plus qu’un rejet. J’ai vraiment essayé de persister, et plus je m’entêtais, moins j’adhérais à cette trajectoire qui aurait dû contribuer à mon épanouissement. Il m’est apparu que je ne conservais de la foi que des manques, des impossibilités, une grande impuissance. Et plus j’échouais dans ce parcours de foi, plus la dette, la culpabilité croissaient. Avoir reçu la lumière, et ne rien en avoir fait …
Je crois que j’étais aussi attachée à l’idée assez orgueilleuse de me racheter, de me sauver seule.  
Pour mes parents, la foi, c’était le fondement primordial, pour l’édification de l’individu, pour le couple, pour la famille. J’ai commencé à faillir en tombant amoureuse d’êtres qui ne faisaient pas partie du giron : j’étais toujours en marge, tâchant de me contorsionner dans tous les sens pour demeurer dans le sérail. J’ai laissé mon père dans le flou, dans l’indécision, n’ai jamais eu la force de revendiquer ce reniement en tant que tel. Je crois que s’il avait eu toute sa tête, il se serait réengagé dans la logique d’un « Il faut que je te parle », avec la componction qui pouvait être la sienne dans ces moments-là. La vraie réconciliation ne pouvait passer que par une verbalisation solennelle du repentir, et un temps de prière. J’aurais vécu l’adhésion à ce sermon comme une mascarade, une énième soumission. J’allais à nouveau essayer de me configurer, pour entrer dans le moule, et l’issue serait fatale.
Je sais aujourd’hui toutes les prières qui montent vers Dieu, L’implorant de me réintégrer dans le troupeau (mon frère est pasteur). Dans cet altruisme bienveillant, je n’entends que l’incitation proche de l’injonction, la pression, la mainmise sur mon devenir.
Cependant, je demeure intranquille ; mon irrésolution, ma tiédeur, me minent. Coïncidence étrange, je réponds aux questions de cet entretien le dimanche de Pâques, et chaque année, me revient un profond mal-être lié à cette date du calendrier liturgique. Je vis très mal le temps de Carême, la Résurrection. Avec la culpabilité de ne pas accorder à l’événement la place qu’il mérite, de le laisser sombrer dans la banalité des jours ordinaires. J’ai rouvert ma Bible, relu les textes, tenté de me pénétrer seule du renouveau attaché à cette commémoration.

Le vocabulaire religieux, que j’ai inhalé, absorbé, habite mon écriture, il fait partie de moi. Ce sont des termes qui me viennent naturellement. J’aurais voulu croire, et toute ma vie, je n’aurai fait que franchir les paliers successifs d’une  incrédulité croissante.
Je sais que mon abandon de la foi, est, avec mon divorce, la blessure la plus grave que j’aie infligée à mon père. Mon désaveu lui portait atteinte, il a dû le vivre comme un échec personnel ; il était incapable de prendre de la distance, me considérait comme une partie de lui. Il aspirait de tout son être à la réconciliation par la foi, il l’a certainement instamment implorée.


I.L. : « Je pense à sa mort prochaine. Constamment. Ce pain, c’est déjà la commémoration de sa dépouille, le souvenir de vaines implorations. Pain volé, gâché, renié. Creuset du salut éventré. Les appels des pères, à nouveau se confondent. Dieu, qui en passe toujours par le père de chair. Cet accouplement étrange, dont jamais je ne me serai remise. La culpabilité renaît. La lumière que j’ai reçue, dont je n’ai rien fait, se voile, de plus en plus. La fille oublieuse de ses racines s’étiole au pied de la source. »
Le père est-il le Père ? Le reste-t-il toujours ?
La culpabilité violemment rejetée dans Liquidation reparaît très forte dans Il faut que je te parle. La douleur de la perte se mêle à elle. La narratrice écrit aussi : « L’empreinte du père en moi sèche, pâlit. Je quitte la couche incestueuse. J’aspire à parler un jour en premier, en dernier. » Parler « en dernier » peut-il aider à se délivrer de cette culpabilité ?

C.D. :  Aujourd’hui encore, demeurent le mystère et le malaise d’avoir été conduite au Père exclusivement par le père, et pas par la mère. La figure d’autorité, celle qui s’est avérée crédible, c’est celle de ce père, coupé de la communauté des croyants. C’est moi qui l’ai mis à part, au-dessus. Cette superposition des instances, des identités, sans qu’elles ne soient hiérarchisées, aura toujours été à la source de confusions, de blocages terribles. La figure de Dieu en a été altérée, à cause d’un mimétisme réducteur. Je Lui ai prêté des comportements humains : je peux Le décevoir et Le peiner, à la mesure des blessures que j’inflige à mon père.
Parallèlement, mon père s’est trouvé investi d’un rôle majeur, il est devenu plus redoutable que ce Dieu distant, silencieux, qui au fond ne m’importune pas, respecte mes atermoiements. J’ai toujours davantage craint le père de chair que Dieu Lui-même. Ou plus exactement, je ne redoutais Dieu, que par la bouche de mon père, à cause du respect et de la crainte qu’il m’inspirait. C’est comme si seule, sans ce médiateur, ce substitut, ce porte-parole, je fusse incapable de me déterminer, d’entrer dans l’étroitesse d’un face-à-face avec Dieu.    
Depuis que mon père n’est plus, je ne me sens pas vraiment soulagée, ni libérée. Je garde présente à l’esprit la nature de son attente à mon égard, sais que ma conversion aurait réjoui, réjouirait son âme. Que mon adhésion au projet messianique m’aurait réintégrée au cercle, aurait bouclé la boucle.
Je redeviens cependant sensible à l’accroissement de la figure divine. Un pan s’ouvre, j’accepte mieux d’entrer dans une forme d’inconnu, conçois que les agissements de Dieu ne soient pas calqués sur ceux de mon père, que ma relation à Lui puisse intégrer d’autres modes.
Je n’ai plus de comptes à rendre aux vivants. La mort de mon père rouvre la voie, élargit le champ des possibles. 

Si je parle en dernier, c’est pour dire et redire cette culpabilité, je n’en suis toujours pas délivrée. Mais je puis espérer que quelqu’un d’autre fasse intrusion et ait le dernier mot. M’arrache à un engrenage, qui continue à me tirer en arrière.


I.L. :  « Son mal est un refuge, un ermitage. Une abdication peut-être, un refus délibéré. À nouveau, je me sens responsable. Tout a commencé à cause de moi. De mon divorce qui l’a tant meurtri. Il est légitime que je paie, que j’hérite de cette maladie, sa maladie. »

C.D. :  Vos phrases brèves, très segmentées, parfois par des points, semblent toujours tourner autour des mots pour chercher un terme plus précis, complémentaire ou métaphorique. Ici, « son mal » : « refuge », « ermitage », « abdication », « refus ». Je vois une forme de gradation qui lime le mot, entre « refuge » et « refus ». Ensuite on lit deux phrases courtes partiellement synonymes. Puis : « Il est légitime » avec ses trois sujets :  1. que je paie / 2. que j’hérite de cette maladie / 3. que j’hérite de sa maladie – de plus en plus précis, par le verbe puis le déterminant. S’agit-il de pallier les insuffisances de la langue par rapport à la vérité des sentiments, affects et émotions ? Ou de les faire vivre dans la langue en les montrant sous différents angles, de créer un mouvement d’approche pour le lecteur ?

Vous me rendez sensible à la façon dont s’élabore la phrase, dont le lecteur la lit et l’entend. La langue se fait sonde, elle s’immisce dans la pensée, en épouse d’abord le caractère tâtonnant. La prudence de l’approche est un moyen de ne pas consentir d’emblée à l’affirmation péremptoire, arbitraire, au rapport brutal et strict à la vérité. A l’inverse, la déclaration liminaire, qui parfois recourt au couperet des mots, ou à la giclure immédiate, a besoin de se redire, d’être nuancée, graduée, disloquée, ponctuée. Ma démarche progresse à petits pas, sur un mode qui n’a rien de linéaire ; le mouvement persiste cependant à l’horizontale, sans s’enfoncer dans d’autres strates. J’essaie d’écrire de façon acérée, sans épaissir le trait.
Le recours à la multiplicité des termes témoigne de la nature de ma quête. Le mot est premier, c’est lui qui irrigue la pensée, jusqu’à ce que je parvienne à une justesse, une exactitude du ressenti. La phrase « à rallonges », qui juxtapose des pans, systématiquement reprise, restitue aussi le temps qui s’est écoulé, entre le moment de l’ébauche, et celui de la formulation finale. Le pouls s’obstine, finit par se caler, se poser. Je suis habitée par le doute, et ma langue hérite certainement de ce caractère erratique, incertain, toujours sujet au rectificatif, au revirement. Longtemps, je sais et sens que je peux aller dans toutes les directions ; je monologue en marchant, et c’est l’écriture, qui dans un second temps seulement, balise le territoire, le resserre. L’intention est canalisée, menée jusqu’à un point moins immédiat, moins empirique, qui a l’ambition de cerner, de définir, de sceller.    
Les jeux de sonorités sont aléatoires, mais je m’en saisis et les conserve lorsqu’ils naissent sous ma plume.
La langue ne me paraît jamais déficitaire, au contraire, je jouis de sa richesse infinie ; j’ai toujours le choix entre une kyrielle de mots susceptibles d’exprimer ma pensée, mon ressenti. Je tente une approche, et à la difficulté de nommer, s’adjoint parfois celle d’assumer, d’endosser la responsabilité de la parole que je profère. C’est comme si j’avais besoin d’un temps supplémentaire, pour réaliser, pour me convaincre, pour adhérer au propos, le faire pleinement mien. Parfois, la prise de conscience est cinglante, elle me malmène moi aussi. Je fragmente la teneur de la révélation, impose une césure, une respiration. Pas d’effet laminoir ; la juxtaposition de petites masses encore bien compactes. Je reprends mon souffle en cumulant les pauses, en procédant à des ajouts qui diffèrent le choc initial.  

Je ne pense pas au lecteur, je ne le convie guère, il est loin, lorsque j’écris. La démarche n’a rien de didactique, de pédagogique. Je suis au départ la destinataire exclusive de cette maïeutique, c’est moi qui accouche d’un embryon, destiné à prendre corps.
Très souvent, je relis le premier jet, avec l’ambition d’alléger, d’épurer, et presque malgré moi, la relecture meut à nouveau un matériau encore vivant, tiède, qui a besoin d’être stabilisé, avant d’être figé dans sa forme définitive.  


I.L. :  « J’aimerais tant goûter la nourriture de l’oubli dont s’abreuvent les Lotophages. Mais je n’aspire qu’à le surmonter, cet oubli qui ne m’affranchit de rien. De plus en plus, je me vois en mon père. Il me pousse vers la nuit, dans les coins obscurs. J’enfouis ma tête sous l’oreiller. Suis parfois lasse du présent. Je n’ai pas besoin d’en vivre davantage. Je bois déjà à la coupe de ce qui est mort. Et mon père est un peu mort. Je le cherche, jusqu’à ce que je puisse le toucher et demeurer avec lui. Je pressens cette communion que nous octroiera la mort, lorsque tous deux l’aurons investie.
Je nous vois, déambulant dans un Jardin des Simples. » p.32

Le récit avance vers une forme de réconciliation. Vous évoquez l’héritage, les ressemblances d’abord rejetées ou fuies. Puis vous écrivez : « Il va falloir construire l’habitude qu’il n’est plus là. » Le livre est-il un élément fondamental de cette construction ?


C.D. :  C’est d’abord le décès de ce père qui m’a fait entrer avec une radicalité avérée dans l’absence. Absence bien plus saisissante, que celle engendrée par les si longues années d’Alzheimer.
Aujourd’hui, je réalise à quel point la maladie avait préservé sa présence. Il était encore là, apte à sourire, à réagir, à communiquer par le regard, à se hisser jusqu’à l’échange par d’autres moyens, lorsque les mots l’abandonnaient.  
Le livre imprimé, publié, aggrave sa disparition, et en même temps, l’édifie. Si tant est que l’on puisse mettre en forme ce néant, que l’absence d’un être relève d’une déclaration, d’une construction. Tenter d’arrêter cette mort, c’est ne pas m’enliser dans des fonctionnements délétères, tâcher d’aller vers l’avant. Le deuil accompli est au croisement de l’absence effective, objectivable de ce père, et du travail dont je suis capable. J’ai tendance à me blinder, à entrer dans une posture résolument volontaire, qui évacue peut-être un peu trop le père désormais absent. Je ne cultive pas le souvenir, ne sollicite rien qui puisse compenser l’absence, restaurer l’illusion d’une présence.   
Mais chaque incursion dans les espaces qui furent les siens, dans les lieux qu’il aimait, rompt ma détermination. Ce sont des épanchements involontaires, momentanés, que j’assimile parfois à des freins, des paliers régressifs. Une sorte d’entrave à la guérison. Une bouffée, un état suspendu ; une convocation inattendue, un trouble émotionnel imprévisible.
Pas facile d’assigner une juste place au sentiment, de savoir ce qu’il faut en faire. Il n’y a qu’un pas entre la douleur, l’émergence d’un lien éprouvé à nouveau comme indéfectible, et le regret, le remords de ne pas m’être rendue plus préhensible, d’avoir tenu mon père loin de moi.   
De façon parallèle, l’inconfort de ma place, tandis qu’il était bien vivant et lucide, m’a certainement empêchée de lui manifester mon attachement. Je n’ai pas su le lui dire, et corporellement, j’étais raide, dépourvue d’élan, incapable de l’étreindre avec la spontanéité qui aurait pu naître entre nous.

Ces constats limitent ce que le livre a l’ambition d’enclore, d’achever, d’enfouir. Les moments d’oisiveté, la hantise de ma propre vieillesse, tout ce qui me détourne de l’urgence et de la nécessité, me renvoient à une vacuité, qu’il a longtemps peuplée. Je ne réussis pas à construire l’habitude qu’il n’est plus là, parce qu’il était l’un des piliers de ma vie, et que son absence, privée de la pièce maîtresse qui aurait dû tenir l’édifice, n’est qu’un effondrement, une béance sans limites.    


I.L. :  La couverture de Il faut que je te parle reproduit un fragment de la partition de l’Introït du Requiem de Campra que vous nommez « sa musique ». Les premières paroles latines du texte y sont lisibles : « Requiem æternam dona eis, Domine, et lux perpetua luceat eis. » (« Donne-leur le repos éternel, Seigneur, et que la lumière éternelle les illumine. »)
Est-ce une déclaration de paix ?
Il est d’ailleurs souvent question de musique dans le livre. Si le Requiem alterne angoisse et apaisement, les autres œuvres sont presque toutes mélancoliques : mouvements lents d’œuvres de Mozart, Beethoven, Schumann, Koechlin ou Marais, O solitude de Purcell… Pour contrer cela, juste la Campanella de Liszt et peut-être une chanson country… La musique est-elle un lieu où père et fille peuvent toujours ou encore se rencontrer ?

C.D. :  Mon rapport à la musique ne passe jamais par l’examen des paroles dans un premier temps. Depuis peu, je cherche à traduire les textes des lieder que j’affectionne, afin de mieux percevoir l’adéquation du rythme, de la mélodie, à l’état appréhendé par le compositeur.
Les mots latins de cet Introït, je les comprends lorsque je les vois écrits, mais ils ont toujours été intimement portés par les voix, perçus de façon inégale, en fonction des accents, des répétitions, et surtout, je ne pouvais pas les couper de la mise en scène très physique que mon père orchestrait au moment de l’écoute. Levant les bras, battant la mesure, transporté par la musique, peut-être déjà un peu Là-haut. Le « spectacle », c’était lui.
Une déclaration de paix ? Non, car c’était le choix de mon père de s’immerger de façon rituelle au cœur de cette écoute. Ce n’est pas moi qui lui ai destiné cette œuvre avec une intention particulière ; je ne la connaissais pas, ne la connaîtrais peut-être toujours pas s’il n’avait pas été là.
Par contre, je forme pour lui le vœu qu’il soit dans le repos et la lumière, au bénéfice d’une plénitude accordée à l’expression de sa foi. Je ne réussis pas à projeter cet avènement pour moi, doutant de mon salut, ni pour nous, dans la communion de nos âmes transportées dans un séjour commun.
Mon attente est plus modeste, plus limitée : j’aspire pour lui à l’existence d’un lieu à part, d’une petite enclave qui panse et abolisse enfin les maux dont il a souffert. Un espace de réparation, de restauration, de consolation.
J’entends dans ce début de Requiem l’adresse à Dieu, la supplique, avec la mention d’un pluriel, mais ne vois rien, n’imagine pas à quoi pourrait ressembler le cortège des âmes rachetées.

Je n’avais pas réécouté cet Introït depuis le jour de ses obsèques, et incitée par vous, je viens de le réentendre. Toujours la même émotion, un lieu de rencontre encore très chargé, vibrant, parce que cette œuvre, nous l’avons effectivement expérimentée ensemble.

La musique a toujours tenu une place très privilégiée dans nos deux existences. Mais nos répertoires diffèrent. Vous avez bien cerné le registre qui me touche, des andante, des adagio, une musique introspective, lyrique, des tonalités mineures. Je me sens pleinement appartenir au 19e siècle, au mouvement romantique. Ces œuvres sont pour moi d’un accès bien plus aisé que celles qui drainaient l’adhésion de mon père. C’était un autodidacte absolu, et aujourd’hui encore, je m’interroge sur les conditions qui l’ont conduit à adopter un répertoire que je trouve difficile, âpre, dans lequel je n’entre qu’à reculons. Il avait conquis des territoires qui me résistent.
Nous écoutions peu de musique ensemble, sauf les derniers temps, à l’Ehpad.
Guillaume de Machaut, Josquin des Prés, Janequin, Gesualdo, toute la musique vocale baroque, le Te Deum de Lully, les messes de Charpentier, ce fameux requiem de Campra, les motets de Mondonville, faisaient partie de ces disques fétiches. Tandis que son Alzheimer était déjà bien avancé, il pouvait cependant s’adonner à la pratique de la peinture, et le faisait en musique. Il écoutait aussi la radio, comme moi, et notait sur de minces bandes de papier Canson, au crayon noir, d’une écriture tremblante, ou vibrante, toute penchée, les titres des œuvres qui lui avaient plu. Je procède sur le même mode, mais je consigne mes coups de cœur sur un carnet, je classe, « range » la mémoire. En tâchant de mettre un peu d’ordre dans son atelier, j’ai collecté ces petites coupures, et grâce à elles, j’ai découvert qu’il aimait particulièrement tel mouvement tiré d’une symphonie de Tchaïkovski, de Mahler, que j’affectionne moi aussi : ce sont des points de rencontre, post mortem. Je suis engagée dans la conquête de ses territoires. Pour me tenir près de lui, pour espérer le rejoindre, je devrai accomplir ce travail de défrichage, avec méthode, rigueur. J’espère être capable de m’adjoindre ce que je n’ai pas élu ; j’aspire à entendre, apprendre à aimer ce qui ravissait mon père.


I.L. :  Guillevic, qui se revendiquait matérialiste, proclamait qu’« [i]l n’y a pas de sacré sans poésie, comme il n’y a pas de poésie sans sacré » (Guillevic, Vivre en poésie ou l’épopée du réel – Le Temps des Cerises, 2007). Le sacré a-t-il une place dans votre poésie ?

C.D. :  Ces deux termes, « sacré » et « poésie », me renvoient à des univers qui ne me ressemblent pas, ne me révèlent pas.
« Il faut que je te parle » et « Liquidation » exacerbent une veine assez sombre, qui a pris le pas aujourd’hui sur l’inspiration légère, déjantée, allègre, de mes recueils antérieurs. Mon écriture s’est d’abord fixée sur un matériau prosaïque, trivial. C’est l’observation de la matière, de l’espace, le rapport au corps, qui l’ont impulsée ; j’ai développé des curiosités narcissiques, donné libre cours à une imagination totalement désinhibée, une exubérance proche de la folie.

Quant au sacré, le terme m’impressionne, je le sens coupé de moi, presque inaccessible. Relégué dans des zones intouchables, inviolables. Est déclaré « sacré », par des instances étrangères, un univers mystérieux, hermétique même, que je ne peux ni apprivoiser, ni m’approprier.
Je ne réussis pas à engager ma subjectivité dans l’appréhension du sacré. Il m’est extérieur. J’ai le sentiment de devoir vénérer ce que je n’ai pas élu comme vénérable, et j’ai tellement été forgée par ce type d’injonctions, que je réprouve cette partition des mondes, entre le sacré et le profane. Je crois avoir conservé un vestige du sacré, c’est ma relation au blasphème : une atteinte qui me blesse, me révulse, sans que j’aie de prise, de distance, pour réfléchir la nature de mon malaise. « Il ne faut pas », « Tu ne dois pas », je m’en tiens là.

Par contre, la spiritualité innerve, irrigue ce que je vis, et donc écris. Être engagée dans un processus qui m’incite à m’amender, tendre vers un état qui m’arrache aux affres de l’inaccompli, de la tension, et m’accorde une paix, assimilable à un absolu, oui, cette quête me porte, conduit mon avancée. Je travaille à une conversion, plus que je ne reçois, ne respecte ou ne sécrète le sacré.    

Au cœur de l’écriture, de la création en général, si le sacré désigne la part qui ne m’appartient pas, qui me dépasse, irréductible au langage, étrangère au labeur, je peux lui accorder une place. Plus essentielle pour d’autres il me semble, que pour moi.
Je remets le métier sur l’ouvrage, assez peu perméable à ce qui est immatériel, impalpable. 


I.L. :  « Peur de ce qui passe par le cordon ombilical. Réaffirmer : j’incarne l’interruption, la rupture. Je suis un aboutissement, une butée, le lieu d’une dislocation, d’une stérilité consumée. Être séparée. Délaisser. Trahir, altérer la lignée, la désincarner. Tout déposer sur la rive déserte, tarir les strates. »
Liquidation, p.41 (Éditions Henry, 2017)

Le programme de Liquidation était bien différent de celui d’ Il faut que je te parle. Dans quelle mesure ce dernier livre accomplit-il un chemin inverse ?

C.D. :  Je continue à revendiquer ce que j’ai écrit dans Liquidation. Mes révoltes, jamais clamées, ne m’ont pas quittée. La façon dont j’ai été forgée, depuis le dehors, continue à me révulser. L’incapacité de mes parents à me reconnaître comme autre, et à respecter cette altérité, est une blessure à vie. L’écharde, le contentieux, demeurent fichés dans ma chair, sans que je ne réussisse à apaiser mes rancœurs. Le seul moyen pour moi d’éviter cette reproduction du conditionnement éducatif, c’était de tenir les propos extrêmement durs, intransigeants, qui criblent Liquidation. Ils ont porté atteinte à mes filles, les ont profondément affectées.
La disparition du père, a ébranlé, fragilisé le procès. J’ai réalisé que les êtres avaient le droit de mourir, et qu’à travers cette mort, les reproches qui leur étaient attachés pouvaient choir, comme des appendices inutiles. Il était devenu inconvenant, stérile, de persister dans le ressentiment, d’attendre indéfiniment le moment propice à l’aveu. J’essaie de faire table rase. Une sorte de pacte implicite, un renoncement à dire. « Il faut que je te parle », -cette parole que j’aurais pu destiner à mon père-, n’adviendra pas.  
Ma mère vit toujours. Elle incarne une autorité plus virile, plus martiale que celle de mon père. Elle a toujours imposé ce qu’elle estimait être la norme.  
Plus elle avance dans sa vieillesse, plus son corps fléchit, plus elle devient dépendante, et plus ma posture est compliquée. Je suis prise dans des affres de contradictions qui me minent.
J’ai beaucoup écrit sur elle, alimentant au fil des événements une sorte de longue chronique qui ravive les mêmes griefs. Je me dis que je pourrais lui accorder à présent l’indulgence d’un regard délesté de cette charge véhémente, accusatrice. Parce que la vieillesse amoindrit, ampute les êtres. Et que c’est une phase qui déjà l’éprouve considérablement. Mais une part de moi éprouve le besoin d’arrêter ma mère dans ses années d’omnipotence, de prédation. De ne pas lui accorder le droit de devenir vulnérable.
Passer sans arrêt du ressentiment à l’invocation, à la possibilité de l’amour, m’épuise. Je me sens prise dans ce tangage éternel, entre l’ère du jugement, et le sursaut, ou le regain d’attachement.   
Je pressens que je vais retomber, si cette œuvre consacrée à ma mère est publiée un jour, dans les mêmes écueils que ceux auxquels m’aura affrontée la mort de mon père. Regret de ne pas avoir réussi à dire, gâchis colossal que cette franchise qui ne vient qu’après-coup, remords d’avoir lissé les apparences, en demeurant captive d’un simulacre, d’un cérémonial de la dévotion. J’imagine parfois que mon ressenti suinte par tous mes pores, mais ma mère n’entend pas, ne voit pas. La culpabilité de ce dévoilement, exclusivement écrit, engendrera certainement la nécessité d’écrire une autre œuvre, où je puisse expier, m’amender, et permettre à ma mère d’entrer en rédemption.
C’est ce mouvement ininterrompu de balancier que je voudrais dépasser, ce supplice pendulaire, qui ne trouve jamais sa butée définitive, ni le moyen de se résorber, de pleinement s’effacer. Rompre avec ce qui m’a précédée, m’en détacher, ou l’accepter et le dépasser.
Gagner en clarté, conformément à mon prénom, impulser une avancée lisible, au lieu de consentir à ces allées et venues incessantes. J’en ai assez de me laisser dérouter, démembrer, de devoir résister aux obsessions qui encore aujourd’hui m’aimantent.
Le chemin contraire à celui de Liquidation m’enjoint de décrocher, avant de m’engager sur une voie dégagée, à défaut d’être virginale. La mort consumée de mes deux parents l’ouvrira-t-elle ?

Paris, 16 avril 2023.