Julien Bielka propose au lecteur de Poesibao une passionnante traversée de ce livre dédié à la poésie visuelle du Japon.
Visual Poetry of Japan 1684 – 2023 (en anglais), Taylor Mignon (Sous la direction de), Rick Elizaga (Créateur), Andrew Campana (Introduction), éditions Kerplunk 2023, 110 p. 35,89€
Présentation de l’éditeur : « Visual Poetry of Japan : 1684-2023 rassemble une multitude de formes poétiques, esthétiques et d’expression visuelle japonaises dans un aperçu d’œuvres couvrant plus de 300 ans. Des traductions visuelles de Bashō à la manipulation textuelle des caractères d’imprimerie de l’ère Taishō, en passant par les vers lexicaux et la photographie surréaliste de Yamamoto Kansuke et l’art postal de John Solt, cet ensemble de haïkus, calligrammes, collages, poèmes concrets et autres œuvres offre des visions extraordinaires à l’œil, à l’esprit et au cœur. »
Voici un livre aussi généreux qu’inattendu, qui donne à voir un panorama de presque quatre siècles de poésie visuelle du Japon (et pas de poésie visuelle japonaise, la précision a son importance, comme nous le verrons). Un livre qui offre un monde méconnu à explorer, malgré sa relative brièveté (une petite centaine de pages), un livre-manifeste, introduction, défense et illustration, qui s’invite avec désinvolture dans l’histoire de la poésie mondiale et profite de l’occasion pour rendre ses cloisons un peu plus poreuses, sinon pour les dynamiter.
Commençons par sa couverture, ses lettres blanches sur fond bleu et surtout son illustration, bien connue des Japonais : photographie de la sculpture en bois (réalisée au XIIe siècle par Kōshō) du prêtre itinérant Kūya, bouche ouverte, par laquelle sortent les six syllabes de l’invocation nembutsu, sous forme de petites figures alignées représentant le bouddha Amida. On remarque que l’une d’elle a été remplacée par une vis à tête fendue surmontée d’un panache rouge ; il s’agit un poème visuel de Kansuke Yamamoto dont le titre, « Under rose flowers of exploding black gunpowder » est la citation littérale d’un poème de Garcia Lorca (« Romance de la Guardia Civil Española »). Manière de dire, par cet iconoclasme léger, que la continuité de la tradition est rompue, celle-ci accueillant désormais les « roses de poudre noire » de la poésie visuelle, prêtes à exploser en son centre sacré. Entreprise salutaire, car trop souvent, la poésie visuelle est vue comme une pratique mineure, peu digne d’intérêt ; souvenons-nous de ce qu’écrivait André Breton des « idéogrammes lyriques » d’Apollinaire : « Les pires réalités de l’époque étaient éludées ici, les plus légitimes inquiétudes détournées au bénéfice d’une activité de jeu qui se donne toute licence dans les Calligrammes proprement dits » (1). Ainsi constate-t-on (mais Breton n’est pas le seul, loin de là (2) ) une tendance à dévaloriser les pratiques visuelles, ramenée à un « ludisme » insignifiant, artificiel et dépolitisant. Visual Poetry of Japan montre qu’il n’en est rien, et redonne à la poésie visuelle, pas seulement japonaise, toute son importance. Oui, cette poésie est ludique, elle fait preuve d’humour, de dérision, sans s’y limiter. Cela rebutera seulement ceux que Rabelais appelait agélastes : les tristes sires ne sachant pas rire. Ceux pour qui, au risque de la mauvaise foi, le jeu serait systématiquement synonyme de divertissement, de cécité politique, de frivolité, ou ceux qui, sans aller jusque-là, sont inaptes au jeu, allergiques au rire, bref, sont à plaindre !
Continuons avec le menu, copieux et varié, de ce que l’on trouvera dans ce livre, toujours sur la couverture :
écriture asémique
calligrammes
calligraphie
collages
poèmes concrets
haïkus
traductions du japonais
poèmes lexicaux
art postal
photographie
poèmes visuels
Là encore, la diversité est de mise ; tant mieux, les frontières sont brouillées, on n’est pas chez Lagarde et Michard, permettons-nous, enfin, ce luxe d’une poésie qui serait tout aussi intégratrice qu’un genre comme le roman.
L’introduction d’Andrew Compana est claire et pédagogique, rendant le livre accessible au lecteur peu familiarisé avec cette poésie (3). Contre tout préjugé académique tendant à naturaliser une définition réductrice, il affirme que « la poésie est la poésie visuelle, la poésie est la poésie sonore, la poésie est la poésie performance », au même titre que la poésie imprimée non-visuelle à laquelle nous sommes habitués. Et donc, que la poésie visuelle a sa place dans l’histoire littéraire au même titre que l’autre. Le lien entre poésie visuelle et Japon tombe sous le sens : Compana rappelle que dans l’archipel, avant l’époque moderne, l’idée d’une poésie non-visuelle aurait été absurde, tant le poème était lié au visuel, par la combinaison de l’encre, du papier, du geste, par l’accompagnement d’illustrations ; par le choix toujours ouvert du syllabaire et des idéogrammes (une grande variété de signes étant à la disposition du poète), etc. L’accent est également mis sur l’internationalisme conscient de la plupart des poètes visuels du XXe siècle, qui ont mêlé différentes langues et/ou créé des poèmes paradoxalement compréhensibles par tous, ne nécessitant la plupart du temps qu’une traduction minimale. Dont acte : le livre, qui décidément décloisonne sans complexe, accueille aussi bien des poètes japonais que non-japonais. D’où, à la lecture de ce livre, une sensation générale d’ouverture, de fraîcheur, de légèreté (« rien qui pèse ni qui pose » en ces pages, la légèreté qui ne s’opposant pas à la profondeur mais, comme le rappelait Debussy, à la lourdeur !) autant que de nécessité politique, à notre époque déprimante de désirs d’enracinements et de crispations nationalistes moisies.
Le livre est divisé en plusieurs parties, classées chronologiquement. La première présente des haïkus (illustrés, calligraphiés), nous donnant un aperçu de la diversité qu’englobe ce terme, avec évidemment des poèmes de Bashō, dont le célèbre poème du vieil étang et sa réécriture visuelle par Yasuo Fujitomi, de Issa Kobayashi, mais aussi des haïkus plus récents comme ceux de Saitō Sanki, de Nagata Koi ou, apparition étonnante… de Paul Eluard : « Le vent / hésitant / roule une cigarette d’air », montrant que l’esprit du haïku, disons le haïku comme « vertige fixé », peut se retrouver dans d’autres langues que le japonais.
Ensuite, deux chapitres consacrés au modernisme, de l’anarcho-futurisme de l’ère Taishō (1912 – 1926) au mouvement d’avant-garde VOU (1935 – 1978), chapitres qui témoignent de l’incroyable dynamisme de la poésie expérimentale japonaise du XXe siècle, en particulier dans les tumultueuses années 60 et 70. Notons la présence du manifeste du futurisme japonais de Hirato Renkichi, traduit en anglais, dont les historiens des avant-gardes tireront profit.
Après les « grands récits » de la modernité, on trouve une partie intitulée « Ephemera », mot désignant une « collection d’écrits et d’imprimés à une utilisation courte, sans souci d’être conservé, comme affiches et billets » ; en un mot, des œuvres plus modestes, proches du happening, valorisant le quotidien, les rapports humains, remettant en cause l’art comme sphère séparée de la vie. Des poèmes d’après la fin des grands récits ; on se souvient qu’Adorno posait la question : « comment écrire après Auschwitz ? ». Il aurait pu ajouter : et après Hiroshima et Nagasaki ? Dans ce chapitre figure ainsi le célèbre poème de Seiichi Niikuni « Ame » (pluie), précédé d’une lecture passionnante de Karl Kempton, qui y voit poème avant tout « subjectif, émotionnel et politique », évoquant la « pluie noire », dommage méconnu des bombardements atomiques, crimes contre l’humanité restés impunis.
La dernière partie s’intéresse aux poètes visuels contemporains, « dans l’affection et le bruit neufs » (Rimbaud). Elle accueille plusieurs poètes non-japonais, ce qui permet de mieux comprendre le titre du livre. Elle montre que la poésie visuelle du Japon est vivante (et peut-être même plus que jamais ; s’il s’agissait d’un âge d’or en devenir ?), que les outils informatiques et le web ont contribué à la démocratiser, que, loin de tout chauvinisme (ce n’est pas un vain mot, au Japon ; le chauvinisme linguistique, en particulier, est particulièrement sournois (4) ), elle accueille des poètes du monde entier, que le signifiant universel continue de gicler : on n’a qu’une envie, en refermant le livre, c’est de s’y mettre à notre tour, tant l’euphorie de l’expérimentation, le plaisir d’inventer, de surprendre voire de choquer sont communicatifs.
Visual Poetry of Japan 1684 – 2023 est un ouvrage qui ravira aussi bien le néophyte (rien d’intimidant, au contraire, grâce à la préface) que l’initié (il y trouvera des œuvres difficilement trouvables ailleurs ou inédites). Il permet également d’avoir un autre regard sur la poésie japonaise, en montrant son ouverture assumée sur le monde, sa tendance au métissage et, plus généralement, de réintroduire la poésie visuelle dans l’histoire de la poésie ; c’est donc un ouvrage important qu’il faut saluer et encourager. Uniquement en anglais pour l’instant, éditeurs francophones, à bonzes entendeurs…
Julien Bielka
Visual Poetry of Japan : 1684–2023, édité par Taylor Mignon, coédité et conçu par Rick Elizaga avec une introduction d’Andrew Campana, Kerplunk !, 2024, 98 p., 3300 yens.
Site officiel : https://visualpoetryjapan.com/
Notes :
(1) Les Pas perdus, 1924.
(2) Le silence entourant ces pratiques suffisent à elles-mêmes : sincèrement, qui a entendu parler de la poésie visuelle durant ses études, même en Lettres Modernes ? Idem, la rachitique page « poésie visuelle » de Wikipédia parle d’elle-même…
(3) Cette introduction pourra être avantageusement complétée par la lecture de « La poésie visuelle : essai de définition » de Vincent Foucaud, texte disponible en PDF à cette adresse
(4) En France aussi, bien sûr ; lire l’excellente « Lettre ouverte à Jean-Pierre Bobillot » d’Alexander Dickow, qui se termine sur ces mots : « on peut sortir de France, aussi »