Un poème de Jules Laforgue


Dans sa belle petite collection La Bibliothèques des Impardonnables, Fario publie ‘Blocus sentimental ou l’hiver qui vient’ de Jules Laforgue.


Jules Laforgue, ‘Blocus sentimental ou L’hiver qui vient’, Éditions Fario, la Bibliothèque des impardonnables, 2022, 12€

L’HIVER QUI VIENT

Blocus sentimental ! Messageries du Levant !…
Oh, tombée de la pluie ! Oh ! tombée de la nuit,
Oh ! le vent !…
La Toussaint, la Noël et la Nouvelle Année,
Oh, dans les bruines, toutes mes cheminées !…
D’usines…

On ne peut plus s’asseoir, tous les bancs sont mouillés ;
Crois-moi, c’est bien fini jusqu’à l’année prochaine,
Tant les bancs sont mouillés, tant les bois sont rouillés,
Et tant les cors ont fait ton ton, ont fait ton taine !…

Ah, nuées accourues des côtes de la Manche,
Vous nous avez gâté notre dernier dimanche.

Il bruine ;
Dans la forêt mouillée, les toiles d’araignées
Ploient sous les gouttes d’eau, et c’est leur ruine.

Soleils plénipotentiaires des travaux en blonds Pactoles
Des spectacles agricoles,
Où êtes-vous ensevelis ?
Ce soir un soleil fichu gît au haut du coteau
Gît sur le flanc, dans les genêts, sur son manteau,
Un soleil blanc comme un crachat d’estaminet
Sur une litière de jaunes genêts
De jaunes genêts d’automne.
Et les cors lui sonnent !
Qu’il revienne…
Qu’il revienne à lui !
Taïaut ! Taïaut ! et hallali !
Ô triste antienne, as-tu fini !…
Et font les fous !…
Et il gît là, comme une glande arrachée dans un cou,
Et il frissonne, sans personne !…

Allons, allons, et hallali!
C’est l’Hiver bien connu qui s’amène ;
Oh! les tournants des grandes routes,
Et sans petit Chaperon Rouge qui chemine !…
Oh ! leurs ornières des chars de l’autre mois,
Montant en don quichottesques rails
Vers les patrouilles des nuées en déroute
Que le vent malmène vers les transatlantiques bercails !…
Accélérons, accélérons, c’est la saison bien connue, cette fois.

Et le vent, cette nuit, il en a fait de belles
ô dégâts, ô nids, ô modestes jardinets !
Mon cœur et mon sommeil : ô échos des cognées !…
(…)

Jules Laforgue, Blocus sentimental ou L’hiver qui vient, Editions Fario, la Bibliothèque des impardonnables, 2022, 12€

Sur le site de l’éditeur
C’est à Edouard Dujardin et Félix Fénéon que l’on doit la première édition, sous le titre de Derniers vers, des poèmes donnés ici. Les deux écrivains firent en effet paraître posthume, en 1890 et à 57 exemplaires (sur souscription) cette suite, à côté des Fleurs de Bonne volonté et du Concile féerique. Si pour ces deux derniers ensembles les titres sont du poète, « Derniers vers » est une commodité d’usage à laquelle l’inventeur malgré lui du « monologue intérieur » et l’auteur des Nouvelles en trois lignes eurent recours. Les douze pièces d’un ensemble où culminent plusieurs sommets de l’art laforguien, avaient paru pour la plupart en préoriginale dans divers numéros de La Vogue en 1886. En 1894, Vanier les reprendra à son tour dans son édition des Œuvres complètes. Par conséquent, voilà exactement 132 ans (sauf erreur de calcul ou omission bibliographique) qu’au fil des rééditions ces « derniers vers » — point final d’une œuvre où les merveilles surabondent —, attendaient de paraître séparément. Ce simple exemple illustre l’une des vocations particulières de la Bibliothèque des Impardonnables : offrir au lecteur un recueil et lui seul, sans l’enchâsser dans une édition qui réunit plusieurs titres en un seul volume.
Nous ne ferons à personne l’injure de rappeler quel poète fut Jules Laforgue, ni quelle influence exercèrent son esprit, sa manière et son ton sur quelques-uns des plus grands poètes du XXe siècle et sa modernité, dont T.S. Eliot.
Entrons plutôt aux domaines où nous invite un automne où « les cors font tontaine », et sonnent l’hallali. C’est la saison où « tous les bancs sont mouillés », où l’« on ne peut plus s’asseoir ». Oui, c’est l’hiver qui vient. Aussi, au seuil de cette grande saison de l’âme, décrétons avec le poète, d’une voix unanime, un Blocus sentimental.

Fiche bio-bibliographique  de Jules Laforgue (1860-1887)