Jean Renaud explore ici pour les lecteurs de Poesibao l’étonnant bric-à-brac de ce livre de Typhaine Garnier paru chez Lurlure
Typhaine Garnier, Vide-Grenier, dessins d’Onuma Nemon, éditions Lurlure, 2023, 118 pages, 18 €
Voici un livre délectable.
Constitué d’une suite rapide, comme impatiente, férocement ironique, de textes brefs (une demi-page, en moyenne), il décrit, pour le dire d’abord simplement, la vie ordinaire, ses objets et ses événements.
Les objets, si on entreprend de les classer, sont de deux sortes, ou plutôt trois. Les uns sont démodés, ridicules, aussi bien abandonnés “dans les abysses du buffet” qu’exposés sur les étagères de la “bibliothèque modulable”. On en trouve des listes savoureuses : “…ardoises pense-bête tableaux de maîtres chromos galants vitrine à coquillages pinocchios chats recollés en porcelaine étoile de mer figurines Kinder…” Les autres, non moins désolants, sont ceux que décrit le langage “moderne” de la publicité, comme ce “capuchon antibrouillard en tricot unisexe chauffant élastique et durable. Convient à la plupart des adultes même pas finis. Recommandé de brumaire à ventôse en vertu de sa LED antibrouillard révolutionnaire intégrée…” Au demeurant l’ancien et le moderne peuvent se trouver réunis, comme le prouve cette “ex-porcherie reconvertie en atelier buvette ou espace dédié aux pratiques actuelles”. Notons que ces objets peuvent être jolis : “petit ruisseau en vraie eau qui fait tourner le joli moulin à eau”, “petit feufeu qui scintitille”. Ou “rigolos trop mimi”.
Mais, on l’a deviné, et quoiqu’ils soient d’évidence les nôtres, ceux dont est constitué notre monde familier, ils sont aussi bien, par débordement constant, par accroissement, par décomposition et recomposition, hallucinés, malades, fous. Dans les recettes de la “cuisine d’antan”, figurent “…suprême de bois blanc sur chutney de porreau crumble de compost à la crème jonquille tartare de loche noire et son écrasé de ver de terre…” La “prothèse à ouï-dire” de “dernière génération offre inconfort psychique exceptionnel et nombreuses fonctionnalités”, elle est équipée d’une “batterie intégrée avec accumulateur de ragots”.
Puis les événements. Ce sont les repas de famille, les voyages en train (“il paraît que certains aiment ça le train”), l’amour “en sauce niaise”, la “soirée gourmande 1 pers cause rupture prématurée”, les promenades sac à dos avec “pause casse-dalle”… À quoi s’ajoute ce qu’ont recueilli les albums photos : “au bain au sein au biberon dans le parc sur le pot à plat ventre sous le sapin […] dans les bras de tonton la cravate à papy en pyjama sur balançoire…” Et ces événements, encore, que sont la vieillesse et la mort. Ainsi trouve-t-on le “box de repos” pour “personnes dépendemmerdantes”, “ancien chenil réhabilité en vrais parpaings sur dalle béton…” Ou, pour “fin de vie en famille” : “24 / 24 ad vitam H / F / couple valide ou semi (pas de démence) aimant animaux voire enfants sérieux garants en attente d’une place en zone des Carcasses. 1 km mer 3 mn hôpital cadre reposant et chaleureux offrant petit potager grand arbre…” Ou, carrément, le “caveau double” : “2 m2 bien exposé classe énergie A adapté PMR bonne isolation interne […] Prêt à recevoir (idéal cave en attendant).”
Aux objets et aux événements se joignent quelques paysages. L’estran est le principal, et se présente sous deux formes. La fausse (et “moderne”) : le “diorama animé et sonore”, avec “myriades d’orifices offerts et ces innombrables micro-seins albâtre oh ! […] tâter en ses recoins les petits mamelons-ventouses très mignons en caoutchouc”. Quant à la vraie, il semble bien qu’elle offre le seul moment d’allégresse du livre, “tifs au vent” devant “l’énorme bouffée bleue”, au point de faire oublier le “vrombissement jet-ski polluant le concert des graminées”.
Sans doute la question (si le mot convient) est-elle, dans tout cela, celle du Temps. On lit le mot trois fois, avec sa majuscule. C’est à la fois le temps de l’usure, de la dégradation, le temps de l’ancien ou du neuf, le temps des photos, le temps qui passe ou recommence (les marées). Mais, on l’a compris, Typhaine Garnier se tient aussi loin qu’il est possible de tout apitoiement mélancolique, de toute la tradition qui fait de l’élégie la matière principale de la “poésie”. Elle évoque en riant Ronsard et Lamartine. L’un des textes se moque du “poète”, celui que ce mot suffit à définir. Et, sur une pendule, “deux beautés tout en bronze mythologique” disent “la fuite du Temps avec en prime sexy l’intuable CARPE DIEM”.
Mais, si cette lecture (celle qui fait du Temps, d’une façon ou d’une autre, l’objet central du livre) est incontestable, il y a lieu de lui en joindre une autre. En bien des pages, des choses sont simplement décrites, ou nommées, hors sentiment, hors émotion. Elles semblent l’objet d’un pur constat. Soit cette liste (parmi d’autres) : “…un écureuil (à peine ébréché), une tabatière (noyer), un renard (empaillé avec toutes ses dents), un fer à repasser fonte et porcelaine (comme neuf), plusieurs vide-poches (en coquillages)…” Si l’intention de cette page est de dire combien ces bibelots sont ridicules, on peut s’en tenir à leur présence, à leur aspect : ils sont là, simplement. Kundera, lisant Sterne, parle de “l’insignifiance des sujets qu’il traitait”. Et il ajoute : “Ceux qui lui reprochaient cette insignifiance avaient choisi le mot juste. […] L’un de nos plus grands problèmes n’est-il pas justement l’insignifiance ? N’est-ce pas elle, notre sort ?” Son propos concerne évidemment des romanciers. Mais on peut penser aussi à ce qu’on a pu nommer poésie objective ou poésie littérale. Et, plus précisément, quoiqu’elle soit ici d’un autre ton, à ce qu’Emmanuel Hocquard a défini comme “élégie inverse”. Si bien que l’élégie de Typhaine Garnier se trouve être doublement inverse : par l’ironie qui la renverse, par la littéralité qui l’annule.
Insistons un peu. On pense, évidemment, à Ponge. Le poème qui ouvre Pièces s’intitule justement “L’insignifiant”. Et, parmi les titres que Typhaine Garnier donne à ses textes, il en est plusieurs auxquels il suffirait d’ajouter l’article défini pour qu’ils soient proprement pongiens : “poêle à trous”, “fourrure polyester”, “rallonges”, “petit électroménager”, “trousse de secours”, “sujets peints à la main”, “rideau occultant”, etc. Hommage, d’ailleurs, est discrètement rendu à Ponge. L’incipit du texte intitulé “Liclos” : “Entre licorne et huis-clos, plus frisquet que douillet malgré Choderlos…”, ne manque pas de nous rappeler “Le cageot” : “À mi-chemin de la cage au cachot…”
On passera vite, puisque déjà constatée, sur la joyeuse liberté lexicale, le mélange des registres (savant, littéraire, vulgaire, patoisant, commercial…). Notons seulement la saveur de tels mots-valises, parmi d’autres mots inventés : “en enfillant la reliquette”, “inimaginoire”, “étincelondulant”, “empailletée”, “papoclapotant”… Notons aussi tels effets sonores (allitérations, jeu sur les volumes syllabiques) : “béent bavent salivent les béats bivulves”, “une bouche sombre guirlandelierrée bée”, “poires en trop et expérimentaux pots”, “d’hardies idylles” (dardizidil), “comme on rêverait d’y râper nos peaux” (dirapénopo). Particulièrement intéressant est également l’usage de la syntaxe. Si celle-ci demeure classique par moments (certaines listes, notamment), elle est souvent allégée, simplifiée. La suppression d’articles, conjonctions, prépositions, ajoutée à celle de la ponctuation, donne au texte une vigueur, une alacrité, un emportement délicieux. On en donnera deux exemples : “bande-son très riche et envoûtante mêlant babil de muqueuses pétillements susurrations émoustillantes petits baisers clapots tapettes et cri aigu ascendant faux…” et “…ainsi que vue sur le jardin qui sentait bon son petit bassin deux chaises trois nains un rouge-gorge dans son sapin et même la mer jadis au loin là-haut debout sur la cuvette”.
Ultime remarque. Tous ces textes, comme d’autres sont datés, sont, si l’on peut dire, situés, comme s’ils avaient été écrits dans tel lieu, village le plus souvent, qu’il fallût nommer. Mais les toponymes que choisit Typhaine Garnier, incontestables, sont surtout choisis pour le sens que l’homonymie leur prête : ‘Le Boudin froid (Orne)”, ‘Mantallot (Côtes d’Armor)”, ‘Bouzillé (Maine-et-Loire)”, ‘Hébécrevon (Manche)”.
Se joignent dans ce livre l’accablement, les regrets, l’énergie, la colère, la rage, la gaieté, le détachement – le tout enveloppé par le rire, contenu en lui.
Jean Renaud
Typhaine Garnier, Vide-Grenier, dessins d’Onuma Nemon, éditions Lurlure, 2023, 118 pages, 18 €