Maude Veilleux, “Une sorte de lumière spéciale” et “Last Call les murènes”, lus par Romain Frezzato


Romain Frezzato porte ici à la connaissance des lecteurs de Poesibao la poésie singulière de la poète québécoise Maude Veilleux.


 

Maude Veilleux, Une sorte de lumière spéciale, Éditions Bouclard, 2023, 13 €.

Maude Veilleux, Last Call les murènes, Éditions Bouclard, 2023, 13 €.


Heureuse idée que celle des éditions de Bouclard de rééditer les deux derniers volumes de la poète québécoise Maude Veilleux. Respectivement sortis en 2016 et 2019 aux éditions de l’écrou, ces pans d’un même diptyque s’unissent autour d’un projet commun : « je pensais faire un recueil sur la beauce ». La Beauce ? : « les deux bars démolis / des terrains vagues de souvenirs / les gars de l’hôtel font ami-ami avec leur canette de bud / t’seuls dans leur garage // avec les consignes, ils s’achètent / rien de bon pour la santé / juste du stock / pour appeler le 911 ». Poésie d’une venue de là. Poésie de lutte. Poésie de classe. Veilleux se frotte à ce que peu en poésie observe : le pauvre, l’ouvrier, le trumpiste, le territoire rincé des zones où on vit moins qu’on meurt : « J’essaie de comprendre ma place là-dedans. J’écris avec ça. Avec mon incapacité à sentir mon adhésion au monde, avec le sentiment de rejet que j’ai l’impression de subir de tout part, et puis avec la conviction que je ne trouverai jamais de maison, sinon la mienne. Le petit coin que j’invente avec mes livres ». Loin des réseaux bourgeois-bohème d’une poésie bien propre, Veilleux sait que le « trash » colle au corps, que l’origine sent sous les ongles. Ça qu’elle cherche à dire : le prolétaire qu’on reste, même à « écrire dans le noir / écrire dans [s]on appartement / écrire devant internet / écrire avec [s]on chat écrire ». Parce qu’on sait que même là on reste une de ces filles qui « se partagent leur maquillage / autant que leurs croquettes de faux poulet / et traînent sur elles des pharmacies / parce que la vie n’est pas un espace sécuritaire / et la prise de parole : un défi ». En sorte qu’on compose avec ses pairs (Frédéric Dumont, Delphine Breteshé), avec ses devancières (Huguette Gaulin, Sarah Kane), sans perdre de vue qu’on vient de là et que le territoire tient dans le corps. Pas un hasard que le suicide spectaculaire de la poétesse Huguette Gaulin immolée à 27 ans sur la place Jacques-Cartier à Montréal hante ainsi le recueil Une sorte de lumière spéciale, elle dont les derniers mots furent « Vous avez détruit la beauté du monde ». Comment trouver sa place dans la période ? Comment se dire poète malgré l’époque – ou à cause d’elle ? La façon dont la majeure partie des poètes québécois contemporains s’offre à dire le monde-là, cet « hyper présent » impropre à habiter, étonne vus de France où se maintient bon gré, mal gré, une forte tradition universitaire du langage poétique. La manière d’ancrer ici la langue dans le prolétariat redneck est déjà un acte politique fort. Avec Maude Veilleux c’est tout un pan de la littérature québécoise auquel les éditions Bouclard nous introduit – ces poètes que l’éditrice canadienne Mélanie Vincelette identifie sous le nom de « génération tristesse ». Pas étonnant que là-bas (ce là-bas bien ignoré du secteur éditorial français), les volumes de vers se trouvent au kiosque et sur l’étal de chaque librairie. La mise en langage du très-réel, du social tel quel, part d’une urgence, d’une nécessité quasi vitale de dire, non pour réparer mais mettre en ordre le chaos que tous arpentent : « je dois expliquer mon expérience du monde / je dois tout dire tout le temps / rendre visible l’indicible / le matérialiser / car / si je perds le langage / je suis sans refuge ». En quoi le dispositif même du dernier recueil informe. Il s’agit par un tissu textuel qui se délite de dire l’abîme du capital, l’imbroglio consumériste dans quoi l’identité forcément se fragmente. La quête poétique de Veilleux est celle d’un dire qui colle au temps, qui colle aux choses, aux gens, tandis que le sujet non-lyrique du texte évolue dans un je qui déjante : « je cherche un mot plus grand que son sens / un mot qui percerait la couche entre le réel et le réel ++ / réel total / un mot multiplié par son expérience sensible ». En quoi le texte emmagasine, engrange : anglicismes englués dans un État start-up, numérisation d’un vers qu’on tweete, d’une strophe qu’on snape, poésie d’iphone et de supermarché, logorrhée accolée au trash où perce malgré les saillies d’un ailleurs qui est le poème : « quand on me dit que je suis trop trash / on me dit que mon trop peu de capital culturel / que mes manières de fille de la beauce / que ma jeunesse à servir de la bière / à des monsieurs cassés en deux par la vie / que mon expérience du réel ne vaut rien / of course que ça ne vaut rien / of course que je suis trash / je m’appelle maude veilleux veilleux / veilleux ma mère / veilleux mon père / je ne bois jamais de negroni / mes papilles n’ont pas développé d’intérêt pour ce goût / j’aime juste les huîtres en canne pis le thé trop infusé je parle de ma chaise de pauvre / ma chaise dans mon garde-robe assise juste à côté du chauffe-eau. »

Romain Frezzato

Maude Veilleux, Une sorte de lumière spéciale, Éditions Bouclard, 2023, 13 €.
Maude Veilleux, Las Call les murènes, Éditions Bouclard, 2023, 13 €.



Un extrait :

le 4 juin 1972 huguette gaulin s’immole sur la place jacques-cartier
luc plamandon écrit l’hymne à l’amour en hommage
diane dufresne la chante, éric lapointe, garou aussi
le meilleur suicide de l’époque
seul.e dans son bain avec une bouteille d’eau voss
des pilules de prescription et des drogues illégales
le meilleur suicide de l’époque est apolitique
les années 70 sont finies
je ne suis pas huguette gaulin
je ne vais pas me brûler sur la place jacques-cartier
pour faire ça il faut croire que les choses peuvent changer
avoir une vision
avoir un faith
l’époque est vide
seul.e dans un bain
set-up de jambes et d’orteils pédicurés
tout est devenu post-internet
musique en fond
bubble bath
huguette gaulin a dit : vous avez tué la beauté du monde
j’ai dit: pourquoi personne peut réparer mon moto g3
l’époque est apathique
sans échelle
j’ai pas pleuré pendant mon divorce
j’ai pleuré la semaine passée quand mon chat a vomi
l’époque est dans le now
l’hyper présent
un coupe-vent en tyvek
l’époque est grise
gris core et normcore
il y a un fog partout autour
grand rassemblement d’anxiété
si le suicide d’huguette gaulin était politique
est-ce que le mien le serait
est-ce que mon suicide ne serait pas assez un refus du monde