Trois livres de femmes poètes croates, lus par Jacqueline Merville


Jacqueline Merville rend ici compte pour Poesibao des livres de trois femmes poètes croates,  Sibila Petlevski, Monika Herceg, Brankica Radic.



Sibila Petlevski, Les mots de passe de l’oubli, traduit du croate par Martina Kramer et Brankica Radic, Domaine croate/Poésie, L’Ollave, 15€
Monika Herceg, Ciel sous tension, traduit du croate par Martina Kramer, Domaine croate/Poésie L’Ollave, 15€
Brankica Radic, Étrangère, traduit du croate par Vanda Miksic, Domaine croate/Poésie, L’Ollave, 16€


Pas besoin de lire entre les lignes


Lisant trois livres de poésie écrites par trois femmes nées en Croatie parus dans leur traduction française aux Éditions de l’Ollave (Domaine croate/poésie), dont l’un très récemment, j’entendais la voix de Martina Kramer, née à Zagreb. C’était à Cavaillon dans une salle municipale. Elle avait lu la traduction de quelques poèmes parus à l’Ollave, puis elle le fit dans sa langue natale. Elle ne levait pas les yeux vers le public, aspirée par le livre. Il semblait qu’elle le déchiffrait pour nous. Ce fut un instant de grâce, sa voix révélant plus que lisant. Toute voix, comme un caméléon, change-t-elle de couleur en parlant l’autre langue ?
Ces trois livres savent la guerre. Pas besoin de la lire entre les lignes.
Chacun s’ouvre avec une photographie en noir et blanc de l’auteure, affirmant ainsi de leur présence au-delà des mots. Elles ne sont pas soldates, mais elles aussi pourraient dire comme cette soldate s’étant battue contre le nazisme sur le front russe  « la guerre n’a pas un visage de femme » lors d’un entretien avec Svetlana Alexievitch.

Dans « Les mots de passe de l’oubli » Sibila Petlevsy (née à Zagreb en 1964) écrit : 

« chaque abri et chaque barrage n’est qu’une architecture de l’horreur »
« la puanteur de la charogne du cheval des rêves »
« Tu regrettes par-dessus tout les mains avec lesquelles tu caressais »

Les ruines, les mutilations, la mort, la faim, les rêves pillés, l’exil, et par-dessus il y a ce désir, celui de la liberté comme une pulsation résistant au chaos.« Où que j’aille la liberté vient avec moi ». Une écriture qui va dans un narré qu’on ne veut peut-être pas entendre avec autant de puissance, de cette puissance qui refuse de s’effondrer sous la plus grande angoisse qui soit face aux crimes de guerre hantant la vie des survivantes. 

« J’ai perdu tous
mes amis : dans mon œil flotte lentement un point rouge 
».

 et les cuisses écartées de sa femme. Et son œil
gauche à côté de l’œil droit du bœuf dont la tête est enfilée
sur un bâton…
Les reconnaissances faciales sont les plus difficiles »

Dans « Ciel sous tension » de Monika Herceg (née en 1990 à Sisak) une enfant grandit durant la guerre, mais aussi dans la violence du père.

« elle (ma mère) se plaint de douleurs osseuses et elle sent encore ses poignes
quelque part entre le ventricule droit et gauche
ses mains lourdes et calleuses
 »

Une enfance dans les coups de fouet du père et dans la guerre.

« la voisine me dit d’aller par la forêt
où ils ne peuvent me suivre
la forêt sent l’eau de vie »

L’enfant raconte ce pays de forêts, les salamandres, les lucioles, les loups, cerfs, hérons. La grand-mère, elle, lui enseigne ce qu’on qualifie de superstition. Elles sont douces au regard de cette pieuvre guerrière plus ancienne et irrationnelle que les superstitions des campagnes croates.  

« on est venu d’abord chercher les chasseurs

leurs têtes encore remplies de prés ensoleillés
ont été plantées autour du village
comme des réverbères »

« chaque automne commence la dernière chasse
où la mort nous rencontre personnellement »

Lui reste alors une envie de croire tout de même à une éternité, celle des oiseaux qui tombent des nuages gelés pour renaître au printemps.

La réalité de toute guerre. On veut si souvent y poser un voile, tamiser l’insoutenable. Et ce voile accompagne l’usage des armes, les viols, les tortures, les massacres. Ne pas trop dire, ne pas trop montrer, parce que c’est trop, parce que la pudeur serait encore plus efficace que l’épouvantable réalité. Cette manière d’aveuglement-là fait partie de la persistance de ces guerres décidées et menées par les hommes depuis la nuit des temps et partout. Les femmes osent ce dévoilement, elles sont les témoins les plus vigilantes et têtues. Quelle mère voudrait que son enfant soit découpé en morceaux ? Les femmes sont ontologiquement des ennemies de la guerre.
Aussi ces deux livres écrits dans la guerre par des femmes ordinaires, pas des soldates, résonnent avec le cri des survivantes de Marioupol, d’Alep… Des cris pour la paix, une terre sans eux, les fanatiques du sang, du pouvoir, de la virilité.

Le troisième livre « Étrangère » de Brankica Radic (née en 1969 à Split, elle vit à Paris) vient de paraître lui aussi aux Éditions de L’Ollave (Domaine croate/Poésie). Il poursuit ce dévoilement avec une écriture évoquant un montage cinématographique, celui d’un movie-road bousculé, fracturé.
La poète retourne souvent à Zagreb (zagreb libre), elle voyage en Russie, dans l’est de l’Europe, en Allemagne.

« D’un coup de poing casser la noix. La carte du monde. Je recolle les fragments »

De pays en pays, de paysages en rencontres, elle se vit étrangère à un monde fasciné par l’argent.

« j’apaise ma respiration
pour ne pas vomir mon âme »

Elle voudrait danser, et lire, et rêver. Mais c’est toujours là… Elle oscille entre ciel et abîme.

« Les morts arrivent. Avec une lettre »

À Munich « un ancien nazi a construit le musée de l’imagination…
Il a écrit un roman.
Das Boot. L’angoisse du point de vue nazi. »


La lucidité rend désespérée, mais pas seulement. Un humanisme, des plus simples donc efficace, traverse son questionnement énoncé comme des coups de griffes, des cassures dans la syntaxe des poèmes. Réverbérations de la colère, de l’impuissance, que vivent sa chair, sa respiration, hantées par la douleur de savoir ce qu’on fait impunément subir aux êtres et à cette planète.  

« Savoir
que les autres sont.
Pas seulement
dans les pensées.
Faire partie
de l’immense
dans le train à grande vitesse.
Pourvu
qu’il
s’arrête.
Quand dans le train
j’ouvre
mon livre
et m’en vais. »

Sans doute croit-elle au pouvoir du livre comme une enfant là-bas dans la guerre espérait que les oiseaux renaissent au printemps. Chercher un peu de baume aussi dans ce qui n’est pas la guerre.
Trois livres magnifiquement traduits par des femmes.
Quand pourrons-nous briser la fatalité de la violence des hommes? Des milliards de femmes ne sont pas nombrilistes, elles savent avant tout le sacré du vivant, de la liberté. Parfois, elles l’écrivent avec leur chevelure dévoilée dans les rues.  

Jacqueline Merville

Sibila Petlevski, Les mots de passe de l’oubli, traduit du croate par Martina Kramer et Brankica Radic, Domaine croate/Poésie, L’Ollave, 15€
Monika Herceg, Ciel sous tension, traduit du croate par Martina Kramer, Domaine croate/Poésie L’Ollave, 15€
Brankica Radic, Étrangère, traduit du croate par Vanda Miksic, Domaine croate/Poésie, L’Ollave, 16€