“Ainsi parlait James Joyce”, lu par Marc Wetzel


Marc Wetzel traverse pour Poesibao ce bel ensemble de dits et maximes de vie de Joyce choisis par Mathieu Jung.


 

Ainsi parlait James Joyce – Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Mathieu Jung, Édition bilingue, Arfuyen, 192 pages, septembre 2023, 14 €


Avec ce petit livre, on entre dans l’âme de Joyce, comme on entre, par ailleurs, dans son œuvre : avec peur et fascination (envers ce pur dépasseur de condition humaine), embarras et admiration (un Mallarmé célinien), jubilation et dégoût (comme on rirait très fort et vomirait très fort devant un cocuage incestueux). Mathieu Jung a privilégié, avec raison, le créateur de chair, le génie version confidences, le roi de l’autocritique préventive – tel qu’il s’explique (souvent en français) devant divers témoins, dont la transcription se (et nous) régale. Joyce est tout à fait là, arrogant, brouillon, soupçonneux, caméléonesque, ivrogne (avec des excuses à la Deleuze : il faut bien pouvoir supporter ce qu’on doit et fait comprendre…) impudique, et aussi merveilleusement patient, ingénieux, endurant, drôle et virtuose. On l’entend déclarer, benoîtement, “Ce que j’exige de mon lecteur, c’est qu’il consacre sa vie entière à lire mes ouvrages” (fr.194), et notre immédiate culpabilité d’à l’inverse nous en tenir ici à des morceaux choisis sourit d’elle-même. L’inventeur du “monologue intérieur” aurait clairement apprécié la ré-extériorisation (à la fois familière et grave) qu’en propose ce formidable et vaillant petit livre !

Son génie, technicien et tactique (“Mon livre est l’épopée du corps humain” confie-t-il à Frank Budgen à propos d’Ulysse, fr.147), est resté, on le sait, imperméable à la science : la loyale objectivité, la prudente humilité du travail d’équipe, la solidarité conditionnelle des travailleurs de la preuve, ne sont pas pour lui : il ne connaît que ce qu’il fait, et ne fait que ce qui l’inspire (“Je ne crois en aucune science, mais mon imagination s’anime lorsque je lis Vico, ce qui n’est pas le cas lorsque je lis Freud ou Jung” fr.189). Il est égotiste par devoir, par vocation, par mission sacrée : s’il ne cherche qu’à s’accomplir (fr.17), c’est parce qu’il n’existe “pas d’hérésie plus odieuse aux yeux de l’Église qu’un être humain“. Il fonde couple avec Nora Barnacle par pure provocation (“Jésus n’a jamais vécu avec une femme. Vivre avec une femme est certainement une des choses les plus difficiles qui soient données à l’homme de faire, et Jésus ne s’y est jamais aventuré” fr.109). Même la relation de l’être humain à sa propre âme lui paraît simple liaison torride, mesquine et couarde : “Nos âmes, blessées de honte par nos péchés, s’accrochent d’autant plus à nous, une femme à son amant s’accrochant, de plus en plus“(fr.138). Avoir pitié va (c’est logiquement s’instruire du malheur, fr.94); aimer fait, par contre, difficulté (c’est s’aliéner à un mystère souvent surfait), mais Joyce – de manière émouvante – s’en tient à un scepticisme (“La grande affaire, c’est le doute. La vie est suspendue dans le doute comme le monde dans le vide“, fr.130) délesté, assure-t-il, de tout cynisme (il n’a que faire de braver la bonne conscience d’autrui, ne croyant pas assez en la conscience). Il confie à Beckett s’en tenir au scepticisme comme “seule alternative à la scolastique” (fr.201), et non par calcul – ou bien, c’est un calcul unique, privé et total, dont seule la mort est juge : “Je me sens comme un ingénieur occupé à percer une montagne par deux versants à la fois. Si mes calculs sont exacts, nous devrions nous rencontrer au milieu. Ou bien …” fr.203)

Ce démiurge obsessionnel (les deux mots sont faibles ici) est-il alors ou non un authentique poète ? L’authenticité et la poésie sont, quoi qu’il en soit, la même chose en lui : traverser, “révolté”, tout “l’artifice” de “ce qui est” (fr. 15), revient exactement à redonner (à restituer très rigoureusement) au rêve l’ordre même qu’il doit perdre pour nous irriguer de lui (c’est, je crois, le travail contemporain fait, chez nous, par l’œuvre de Bruno Krebs) : Joyce le formule (en français, à Jacques Mercanton, fr.199) ainsi :

Je reconstruis la vie nocturne, comme le Démiurge poursuit sa création, à partir d’un squelette mental qui ne varie pas. La seule différence, c’est que j’obéis à des lois que je n’ai pas choisies. Lui ?…

Mais c’est un adepte parfaitement réaliste de la Transfiguration ! Tout sauf “engagé” (socio-historiquement), Joyce frappe par son absolue attention à la genèse des choses, par un souhait ardent (et ardu !) d’identifier le passage du temps et le cours du réel. Le temps n’a cours et sens que par le réel (“Le temps est, il a été, mais ne sera plus” fr.95), mais le réel n’a intérêt et valeur que dans le temps (“Tiens-toi à l’ici et au maintenant, par où tout l’avenir plonge dans le passé” fr.151). Et cette sorte de prosaïque fidélité au pur devenir n’exclut en rien la poésie de l’immense élasticité de ce même devenir : “Ainsi dans le futur, qui est le frère du passé, je pourrai me voir assis ici et maintenant mais par le reflet de ce qu’alors je serai” (fr.154)

L’humanité (souvent discutée) de Joyce éclate enfin ici dans une sorte de feu d’artifice de confidences familialo-libidinales ; si l’étreinte féconde ne lui est pas un paradis (“Reproduction is the beginning of death” fr.104, pour le lire dans le texte), son Œdipe sarcastique et désarmant émeut (“La paternité, au sens d’engendrement conscient, est inconnue de l’homme (…) Amor matris, génitif subjectif et objectif, peut-être la seule chose vraie dans la vie. La paternité est peut-être une fiction légale” fr.157), et ses ardeurs érotiques, franches (“La pornographie échoue car les putains sont de mauvais conducteurs de l’émotion” fr.66), précises (“J’embrasse la fossette miraculeuse à ton cou, Ton Frère chrétien en Luxure“, fr.31) et nuancées (“mon corps était une harpe et ses paroles et ses gestes étaient comme des doigts qui en parcouraient les cordes” fr.81) impressionnent, comme un désir central, pour ce destin, d’afficher complet.

Toute vie est faite de plusieurs jours, jour après jour. Nous nous traversons nous-mêmes, rencontrant des voleurs, des fantômes, des géants, des vieillards, des jeunes hommes, des épouses, des veuves, des frères amoureux, mais toujours nous retrouvant” (fr.159).
 
Ce volume, remarquablement construit, préfacé et traduit, nous donne un Joyce vivant, comme disponible (!), comme nous attendant au seuil de l’œuvre, et infiniment affairé, devant nous, dans le génial nuancier d’une vie. Il restitue la part de somnolence, d’indécision et de piétinement de ce génie, comme Joyce l’a exactement fait de l’existence. Sans peur, ni honte, de l’accessoire : s’il n’y a pas de Dieu (comme l’auteur en aura tôt décidé), il n’en découle pas que l’entière Création devienne anecdotique, mais seulement que l’anecdote est la vraie mère des créatures.

Marc Wetzel

Ainsi parlait James Joyce – Dits et maximes de vie choisis et traduits de l’anglais par Mathieu Jung, Édition bilingue, Arfuyen, 192 pages, septembre 2023, 14 €



Mon père avait pour moi une affection extraordinaire. C’était l’homme le plus idiot que j’aie jamais connu et il était pourtant cruellement perspicace. Il a pensé à moi et m’a évoqué jusqu’à son dernier souffle. Je l’ai toujours beaucoup aimé, étant moi-même un pécheur, et j’ai apprécié jusqu’à ses défauts. Des centaines de pages et des dizaines de personnages dans mes livres dérivent de lui et de son esprit sec (ou plutôt imbibé), et l’expression de son visage me tordait souvent de rire” (fr.188)

Elle vient la nuit lorsque la ville est silencieuse; invisible, inaudible, nullement invoquée. Elle vient de son ancien siège pour visiter son enfant le plus humble, mère la plus vénérable, comme s’il ne lui avait jamais été étranger. Elle connaît le coeur le plus profond; c’est pourquoi elle est douce et n’exige rien; elle dit : susceptible de changement, je suis une influence imaginative dans le coeur de mes enfants. Qui a pitié de toi quand tu es triste parmi les étrangers ? Des années durant je t’ai aimé quand tu reposais dans mon sein” (fr.99)

Il est terrible de penser qu’un tel vase d’élection soit la proie d’impulsions qui échappent à son contrôle et de natures au-dessous de sa compréhension et, si ardemment que je désire sa guérison, je me demande ce qui se passera si elle détournera finalement son regard de sa rêverie éclairée de voyance pour le tourner vers le visage de ce vieux cocher cabossé qu’est le monde” (fr.217 – lettre au sujet de sa fille Lucia, diagnostiquée schizophrène)

Je me figure un soir brumeux. J’attends – et je vous vois vous approcher de moi, vêtue de noir, jeune, étrange et douce. Je vous regarde dans les yeux, et mes yeux vous disent que je suis un pauvre chercheur dans ce monde, que je ne comprends rien de ma destinée ni de celle des autres, que j’ai vécu et péché et crée (sic), que je m’en irai, un jour, n’ayant rien compris, dans l’obscurité qui nous a enfantés tous” (fr.112 – Lettre écrite en français à Martha Fleischmann, début décembre 1918 ?)

Des secrets, silencieux, pierreux, siègent dans les palais obscurs de notre coeur à chacun : des secrets las de leur tyrannie; des tyrans, désireux d’être détrônés” (fr.133)

Pourquoi regretter mon talent ? Je n’en ai aucun. J’écris avec tant de peine, si lentement. Le hasard me fournit ce dont j’ai besoin. Je suis comme un homme qui trébuche : mon pied heurte quelque chose, je me penche, et c’est justement ce qu’il me faut” (fr. 204, Entretiens, en français, avec Jacques Mercanton)