Thomas Bernhard, « Ténèbres », lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy revisite ici ces textes de Thomas Bernhard  dont il montre la résonance avec ce que nous vivons aujourd’hui.


 

Thomas Bernhard, Ténèbres, présentation et traduction de Claude Porcell, éditions Maurice Nadeau, 136 p., 2024, 9,90€.


S’il est sûr que l’implacable misanthropie de Thomas Bernhard, qu’il a su ressasser de manière quasi sérielle, a souvent produit une forme de comique transgressif très réconfortant pour les mélancoliques, les asthéniques, tous les malades de la vie mal ordonnée, il est aussi évident que, sous des dehors de paranoïa contrôlée, elle fut toujours doublée d’une lucidité intransigeante et opportune. Il suffit, pour s’en assurer, de considérer la société dans laquelle l’auteur de L’Origine a dû évoluer, qui est en partie la nôtre, et de constater combien elle penche si volontiers vers la pire abjection sans avoir délaissé son passé ouvertement scélérat. On ne peut alors qu’applaudir à l’héroïque combat de Thomas Bernhard, armé de sa seule et discursive écriture.

Le livre republié par les éditions Maurice Nadeau regroupe quelques textes épars et un long entretien avec André Müller originellement exposé (des extraits, du moins) dans le journal allemand Die Zeit en 1980. On y trouve quelques discours prononcés par Thomas Bernhard à l’occasion de la réception de prix littéraires, dont ce fameux laïus qu’il adressa pour le prix national autrichien de littérature, en 1968, à un parterre où se tenait notamment le ministre de l’Éducation, qui fut indigné de la teneur anti-patriotique des assertions émises par l’écrivain pourtant honoré. La réprobation du ministre, soutenu par le public, ne fut sans doute pas pour déplaire à Bernhard, tant il pouvait y voir la preuve du meilleur ajustement ainsi que de l’efficacité de son propos. Dans un autre discours, qu’il n’aura pas l’occasion de prononcer, vu « l’insuccès » du précédent, il avait déroulé, répété encore et encore son obsession de la mort, la mort qui est partout : « … je parle de la mort, ce que je dis, ce sont des paroles sur la mort, je ne parle pas de l’ignoble absence de besoins de l’esprit… ni du fait que les révolutions ne nous ont pas apporté ce que nous en attendions, je ne parle ni d’empire en putréfaction, ni de monarchies, ni de républiques stupides, de dictature ni d’amour de la patrie, ni d’abjecte neutralité, je ne présente aucun brevet de citoyenneté… […]  Et que je sois là, que je sois ici, devant vous, à parler, c’est aussi un malentendu, exactement comme la mort, bien entendu… »

Un des ressorts principaux de Thomas Bernhard, c’est son instinct de résistance, laquelle résistance est pour lui un « matériau » dont il a besoin. Il s’oppose en effet à presque tout ce qui l’entoure, il s’oppose en continu. Le cerveau en a besoin, dit-il. Ainsi, au-delà des cibles qu’elle attaque, son écriture doit résister et même dépasser les maîtres en écriture, ceux qu’il a tant admirés et qu’il considère comme indépassables, c’est là sa bravoure indéniable comme c’est aussi sa réitération méthodique. Musil, Pavese, Pound, aînés vénérés, il faudra donc les dépasser, comme tous les Maîtres anciens.
Il s’en explique déjà, bien avant ce roman (qui fut son avant-dernier), notamment dans un des textes de ce livre, Ténèbres, qui nous revient aujourd’hui comme pour aérer nos cerveaux qui en ont tant besoin. Le grogneur impénitent va là où c’est pour lui le plus effrayant, où il ne sait pas, car c’est à cet endroit qu’il peut travailler, écrire, là où il ne sait d’avance ce qu’il va faire, il va là où il n’a pas de billes. D’ailleurs, il s’en expliquera sans cesse, vu qu’il y a toujours chez lui, Thomas Bernhard, le commentaire en même temps que le récit, et il y a toujours l’impuissance manifeste qui, par l’insistance, se doit de patienter devant sa propre impatience, l’impuissance qui est aussi sa force nerveuse et acérée, emportant les rires et les déceptions.

L’entretien avec André Müller, qui court sur près de 50 pages de cet ouvrage, vaut lui aussi son pesant de raillerie et de profondeur. On voit l’incurable misanthrope chez lui, où il vit en compagnie de celle qu’il appelle sa tante, et qui ne l’est en rien. Leur dialogue permanent est digne des meilleures pièces du maître de maison, d’une drôlerie macabre fort réjouissante.
Sinon, le ping-pong intervieweur interviewé n’est pas mal non plus, cela peut donner des moments telles que :
– À qui pensez-vous quand vous écrivez ?
– C’est évidemment une question complètement idiote.
– Enfin peut-être pas si idiote. Est-ce que vous pensez à quelqu’un contre qui vous êtes en rage, ou quelquefois aussi à quelqu’un qui vous comprend ?
– Je ne pense à aucun lecteur, parce que ça ne m’intéresse pas de savoir qui lit ça. Je prends plaisir à écrire, ça me suffit.[…]
– Mais est-ce qu’écrire, ce n’est pas toujours chercher un contact ?
– Je ne veux pas le moindre contact. Quand est-ce que j’ai voulu le contact ? Au contraire, je l’ai toujours refusé quand quelqu’un le cherchait.[…]

– Mais alors pourquoi m’avez-vous invité, si tout contact vous répugne ?
– Oh, eh bien parce que c’est comme ça. Qu’est-ce que je dois répondre ? Je n’ai pas de système sur ce point. […] Vous ne me répugnez pas, et ce que vous faites de moi, je m’en contrefiche…

Difficile de dire si les propos et le style de Thomas Bernhard appartiennent à une époque révolue, on souhaiterait que non, sans en être sûr. Rire comme il a ri, grogner comme il a grogné, et ses lecteurs avec lui, c’est aujourd’hui infiniment plus difficile, vu que ceux qu’il raillait et conspuait hier étaient pour la plupart de vieilles ganaches, tandis que les mêmes idées rances sont maintenant portées par des populations vigoureuses, avec en bandoulière la même haine stupide que Thomas Bernhard avait en son temps ridiculisée.

Jean-Claude Leroy