Sophie Loizeau, « L’île du renard polaire de To Kirsikka », lu par Isabelle Baladine Howald


Isabelle Baladine Howald explore le livre de Sophie Loizeau en écho avec d’autres ouvrages, autour de l’animal et du féminin.


Quand je me suis mise à lire L’île du renard polaire de To Kirsikka de Sophie Loizeau, je pensai à un livre de Bérangère Cournut, De pierre et d’os, paru au Tripode il y a quelques années. C’était l’histoire d’une femme qu’un bloc de glace détaché éloigne de sa famille et fait dériver, seule, avec juste un chien. Elle ne peut compter que sur elle-même pour survivre. Je pense aussi à Croire aux fauves de Natasha Martin (Verticales, maintenant en folio), une anthropologue qui rencontre un ours sur la banquise et y laisse une partie d’elle, réellement et symboliquement. L’ours lui laisse une dent dans le visage. L’échange entre femme et bête, si dangereux puisse-t-il être, est la chance possible d’une métamorphose. C’est ici que Sophie Loizeau rejoint ces lectures, comme en un triangle.

J’ai beaucoup, beaucoup aimé ces trois livres que je continue à offrir, les personnages de femmes sont magnifiques, forts, complètement habités par leur corps féminin, maternel, mammifère, par l’instant de sauvagerie qui les protège des incursions dans ces corps trop accessibles, sauf quand elles le veulent, et quand elles le veulent, elles le veulent fort.

Et dans une autre mesure, je pense aussi à l’ours, « l’animal-guide » du Rykkaipii (Flammarion), de Philippe Beck. J’aime tellement dans ces poésies les métamorphoses en pierre, en plumes, en poils, en peaux auxquelles on fait enfin attention.

Sophie Loizeau est une femme-renne, une femme-renarde, une femme-louve, une poète sauvage, elle envoie sa Robinsonne traduire la femme poète finlandaise du fin fond des îles, To Kirsikka.

J’ai croisé Sophie Loizeau il y a vingt ans, lors de Poétiques de Strasbourg organisées par Jacques Goorma qui se trouva fort dépourvu mais riant aux éclats lorsque cette petite assemblée de poètes-femmes dont nous étions protesta haut et fort que la poésie féminine n’était pas à mettre à part, le thème étant la poésie au féminin.

Je gage que notre réponse aujourd’hui serait bien différente !!! Il s’agissait à l’époque bien sûr de refuser l’image sentimentale et fleurie qu’on pouvait avoir de la poésie des femmes.

Entretemps, eau et sang ont coulé sous les ponts… et la visibilité de la poésie des femmes a explosé, déployant ses multiples différences.

 

Sophie Loizeau mène la chasse en se laissant réhabiter par la sauvagerie, cette part presque folle des femmes que si peu comprennent. Le sang, la chair, la sexualité, le combat charrient tous ses textes, donc ces poèmes « retrouvés » de To Kirsikka, dont les textes furent découverts dans un grenier, et dont s’empare son double Sophie Loizeau, la traductrice.

Dans « l’avant-poème », Sophie Loizeau écrit : « Finalement L’île du regard polaire de To Kirsikka (puisque c’est son livre) est moins un essai de traduction fictive qu’une translation véritable – c’est-à-dire qu’en déplaçant le poème du côté de l’écriture, l’écriture opère un changement d’état ». C’est dire que de se mettre véritablement dans la peau de To Kirsikka modifie la peau de l’écriture. Écrire dans la nature sauvage de la Finlande modifie aussi l’écriture, comme la peau de phoque trouvée épouse quasiment le corps. Écrire en poète-ermite sur une île habitée de bêtes, réelles ou non, modifie le corps et la perception et propose un maelström d’extériorité et d’intériorité, tant la psyché entre puissamment dans le corps de cette « femmelle » (merveilleuse trouvaille!) et inversement.

La métamorphose est telle que parfois ce jeu se dédouble en une voix proche, « le froissement de sa robe sans être sûre de son sexe » (p. 35) la frôle, « cette femme à qui je jette de la terre noire depuis un tertre/je l’attends chaque fois en plein visage et la pousse/à reculer » (p. 39). Parfois les femmelles se rejoignent : « j’ai immobilisé ma monture (j’étais ma propre monture ce jour-là) » (p. 44). Le danger guette partout, entre les branches, sur l’île, ennemi mâle ou trop sauvage mais l’accouplement a parfois lieu : « écarte les cuisses pour le faune du bois de houx/et ris/oui/ris-lui au nez en les refermant/d’un coup sec », dont on ne sait de quel désir charnel ou de meurtre il naît. Elle cherche les dents du renard polaire dont elle a trouvé le crâne, pour les enterrer. À quelle croyance cette femme mythologique s’adonne…

 

La fin du livre est en rouge sang, c’est To la sauvage qui tue : « en posture de mante adoucie, les bras le long du corps, même comme ça je les effraie. Il n’y a qu’accroupie. Accroupie ou à genoux. Tue. Immobile ». (P 107) Suivent photos et dessins que l’on croirait sortis d’un carnet d’anthropologue. Ce sont ses « rêveries de la femme sauvage » (H. Cixous)

Qui est-ce ? Elle mêlée de il ?

C’est à lire, dans ce livre qui est le flux du fleuve d’une femme.

« Moi qui suis à peine humaine » – écrit-elle : Une femme à la queue de poisson et à la dent de loup avec des ailes de Loizeau.

Isabelle Baladine Howald

Sophie Loizeau, L’île du renard polaire de To Kirsikka, Champ Vallon, 2024, 120 p.,19,50 €

 

Extrait :

Nettoyé l’envers est
doux comme une doublure et n’empeste plus le poisson
des ocelles apparaissent dans le gris
elle défroisse du mieux qu’elle peut s’acharne
à tirer et à lisser pour ne pas voir qu’à la place
des jambes c’est la queue
elle observe l’extrémité bifide la capuche aussi est fascinante
entre les fentes des yeux et de la bouche
une tête entière surgit lorsqu’elle étale le bout de peau
sur son genou
une authentique mue de phoque mais comment survivre
à cette épreuve ? Pas une mue facile d’après
les filaments les caillots de sang

Vieux visage sans fin
Fabuleux cheval à bois
Et à bosse
Ta voix
Que j’imite grâce à un cornet
D’écorce planquée dans les herbes
De la berge
À laquelle tu réponds
Interloqué
Pour te voir surgir dans un grand
Remue-ménage de branches

Veille à ne pas mâcher avec trop de passion
Car il ne s’agit pas de toi mais de l’Elan
Qui va mourir
Alors je prémâche doucement et la lui
Glisserai dans la bouche selon sa volonté
le moment venu pour que mâcher
Jusqu’au bout soit facile/lui se sera caché
Et je devrai passer par d’étranges portions de forêts