Karine Miermont ouvre pour les lecteurs de Poesibao cette magnifique édition des Herbiers de Rosa Luxemburg, établie par Muriel Pic
Rosa Luxemburg, “Herbier de prison”, édition établie et préfacée par Muriel Pic, textes traduits de l’allemand par Claudie Weill, Gilbert Badia, Irène Petit et Muriel Pic, Héros-Limite, 360 p., 36 €.
D’abord c’est un beau livre, mais pas au sens de ces dits beaux livres au format très grand, au papier brillant, couverture rigide, photographies édifiantes, non, c’est un livre beau par sa sobriété, sa délicatesse. Couverture souple en carton mat, couleur papier kraft, photographie d’une fleur en gris-noir-blanc ; auteur, titre et éditeur sobrement inscrits en bas à droite, seul le titre est en couleur, un rouge foncé, enterré : Herbier de prison. De Rosa Luxemburg l’on peut savoir qu’elle fut révolutionnaire en écrits et en actes, qu’elle fut assassinée, qu’elle est une héroïne dans l’Histoire. On ne sait pas forcément qu’elle suivit des études de botanique, ni qu’elle fit plusieurs herbiers entre 1913 et 1918, y compris durant sa captivité de 1915 à 1918. On l’apprend dans la préface de Muriel Pic, où l’on apprend beaucoup, et où l’on comprend que c’est dans une expérience poétique que l’on va entrer. Poétique et politique.
Avant d’entrer dans ces huit cahiers de plantes récoltées ou reçues, dont la reproduction en couleurs est accompagnée de lettres que Rosa Luxemburg écrit à ses amis, et particulièrement ses amies, militantes politiques elles aussi, avant d’entrer dans cet herbier & correspondance de prison, il y a, en plus de la passionnante préface, le témoignage d’un militaire affecté à la prison de Breslau où se trouve Rosa Luxemburg en 1918. Arthur Gertel a rassemblé ses souvenirs au début des années 50, et d’elle il dit beaucoup de choses concrètes et significatives. Il dit les conditions matérielles de sa détention. Il dit “Cet amour des plantes fit sur moi l’effet d’un ensorcellement. (…) chaque brin d’herbe, chaque fleur chaque buisson, chaque arbre devint le sujet de longues dissertations”. Il dit la précision avec laquelle Rosa Luxemburg parlait aussi des oiseaux, des scarabées, à quel point elle aimait le poète Eduard Mörike, ses poèmes toujours dans son sac, à chaque arrestation son besoin de le lire tandis qu’on la conduisait à la préfecture de police ou à la prison, sa “caisse aux livres” dans sa cellule, les gardiennes de prison qu’elle convertit au jardinage … “Je n’ai jamais rencontré un être d’une telle grandeur” écrit-il.
Et c’est tout cela et davantage encore que l’on retrouve dans les huit cahiers d’herbes reproduits en fac-similé avec leurs couleurs, et les lettres qui correspondent à la période de chacun des cahiers. Une ode à la lecture, à la nature et à la liberté. Un manifeste de résistance qui ne dit pas son nom, un manifeste écologique aussi et parfaitement actuel, dans lesquels la connaissance et la contemplation révèlent subtilement leurs dimensions poétique et politique. Tiges, pétales, feuilles, graines, sont collées, chaque plante légendée avec son nom commun le plus souvent en allemand (Rosa parle 7 langues), son nom scientifique, le nom de sa famille ou espèce, la date de sa cueillette, le lieu et/ou le nom du cueilleur quand ce n’est pas elle-même mais un ami, une cueilleuse le plus souvent. Parfois la légende est plus longue afin d’apporter certaines précisions. Par exemple : “Pédoncule des champs (Erysimum cheiranthoides) Fam.: Crucifères (Brassicacea), Les bourgeons sont recourbés en angle vers la tige. Pentecôte Cueillis dans la cour de la prison, 24.5.15.”
Ou aussi : “Gueule-de-loup (Antirrhinum magis) Fam.: Scrifulariacées. Cette catégorie comprend : digitale pourpre, herbe à poux, blé d’Inde, molène, scrofulaire noueuse, linaire pourpre, véronique euphraise, lathrée écailleuse, rhinanthus, gratiole officinale, mimule. Dans le bouquet de Mlle Jacob, 13.10.”
Sur la page où cette Gueule-de-loup est collée, Rosa (que l’on a vite envie d’appeler par son prénom tant la situation, elle en prison qui fait son herbier et écrit à ses amis, nous la rend proche et sympathique, comme une amie exceptionnelle), Rosa a dessiné la tige et le haut de la plante comme elle fait lorsque des parties manquent, elle complète avec le dessin. Ce qui amplifie le côté merveilleux d’un herbier, elle enchainée comme elle l’écrit parfois, et pourtant si vivante, si libre, dans son jardin sec que certains botanistes appellent aussi jardin sans hiver et qui conserve les formes et les couleurs des plantes très longtemps, affranchies des saisons, du temps et de l’espace, plantes devenues comme immortelles, comme natures mortes que nous regardons, plutôt restées vivantes comme les anglais disent mieux, still life.
Et quand Rosa pense à ce qu’elle ne peut faire, assignée dans sa cellule, une cour, un jardin de l’infirmerie, quand elle pense à telle forêt, celle de Stuttgart par exemple, où “il doit y avoir maintenant la délicate anémone bleu clair et les jonquilles blanches”, elle demande à l’une de ses plus fréquentes correspondantes qui est aussi sa secrétaire, Mathilde Jacob : “Allez donc voir ce qui se passe dans les bois et les prés, et décrivez-moi exactement ce qui s’y trouve.”
Comment embrasser l’expérience de la lecture des lettres, tant elles foisonnent de mille phrases qu’on a soulignées en lisant ?
“songez que l’on a trouvé en Suède, dans une de ces plaques d’argile, la marque des gouttes d’une brève averse ! Je ne saurais vous dire quel effet magique produit sur moi ce lointain bonjour venu du fond des âges. Je ne lis rien avec autant d’intérêt passionné que les livres de géologie.”
“Encore une prière, si vous venez jeudi : une livre de sucre en morceaux et une bouteille de teinture de myrrhe. À part ça, je suis pourvue de tous les biens terrestres.”
“Dans la pluie, les éclairs, le tonnerre, il résonnait comme une cloche au son clair. Le rossignol chantait comme ivre, comme un possédé, il voulait couvrir le bruit du tonnerre, éclaircir le crépuscule — je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau.”
“j’étais, au fond, faite pour garder les oies et que, si je virevolte dans le tourbillon de l’histoire, c’est par erreur.”
“À vous, je peux bien le dire, vous n’irez pas me soupçonner aussitôt de trahir le socialisme. Vous le savez, j’espère malgré tout mourir à mon poste dans une bataille de rue ou au pénitencier. Mais mon moi profond appartient davantage à mes mésanges charbonnières qu’aux “camarades”.”
“Pendant que j’écris ces lignes, un gros bourdon est entré dans la pièce et la remplit d’un son grave. Comme c’est beau, quelle joie profonde de vivre recèle ce son plein, vibrant d’énergie, de chaleur estivale et de parfum floral.”
“Il y a surtout une famille de pinsons qui vient plusieurs fois par jour. La mère, que je connaissais bien avant ses noces, m’apporte toujours une petite oiselle sur ma fenêtre.”
“Une seule chose me tourmente : c’est qu’il me faille jouir seule de tant de beauté”
Regarder et décrire, les formes, les couleurs, les présences. Récolter et nommer. Sentir et écrire. Il y a dans tout cet Herbier de prison, et jusqu’au Calendrier de prison qui termine ce livre, une poésie particulière, une expérience de lecture qui fusionne le récit et le poème, la dramaturgie d’une histoire vraie (l’héroïne, en prison, l’érudition partageuse, l’intimité des genres épistolaire et diariste, les notes prises dans la suite des jours …) avec l’extrême sensibilité qui capte tant de phénomènes et les restitue à rythmes contrastés, longs développements ou lapidaires considérations, prosaïque et lyrique, concret et abstrait, érudit et spontané, jamais mièvre. Rosa est incarcérée et pourtant sa joie de vivre n’est presque jamais entamée, son goût intact pour tant d’êtres et de choses, le réel, les amis, son chat Mimi, les saisons, le ciel, la terre, les nuages, les oiseaux, les fleurs, l’architecture, la peinture, la science, Goethe, Mörike, Shakespeare … et la justice, le monde meilleur, cette révolution, dont elle pressent les risques de dérives totalitaires et sanguinaires lorsqu’elle évoque Lénine ou la lecture des Dieux ont soif d’Anatole France. Lucide Rosa plutôt que la Rouge ou la Sanglante comme certains la désignèrent ? Rosa la complexe, la délicate. Poélitique, si l’on pouvait le dire.
Karine Miermont
Rosa Luxemburg, “Herbier de prison”, édition établie et préfacée par Muriel Pic, textes traduits de l’allemand par Claudie Weill, Gilbert Badia, Irène Petit et Muriel Pic, Héros-Limite, 360 p., 36 €.