Jørn H. Sværen, “Musée britannique”, lu par Jean-Claude Leroy


Jean-Claude Leroy fait découvrir ici aux lecteurs de Poesibao le deuxième livre traduit en français de ce singulier poète norvégien.



Jørn H. Sværen, Musée britannique, traduit du norvégien par Emmanuel Reymond, éditions Éric Pesty, 172 p. 2023, 19€.


Trois ans après Reine d’Angleterre, un deuxième livre du poète Jørn H. Sværen arrive en France, voici Musée britannique. Les deux ouvrages sont dessinés de la même veine, composite et patiente, secrète et appliquée, ils sont traduits par Emmanuel Reymond et publié par Éric Pesty.

Jørn H. Sværen est éditeur et poète. Depuis une vingtaine d’années, à travers une maison d’édition qu’il a créée, il conçoit et diffuse des petits livres pensés et composés selon des normes sans doute encore inhabituelles, s’inscrivant, de son propre aveu, dans une lignée proche d’une certaine poésie française, celle dite de la modernité négative (il a traduit notamment Claude Royet-Journoud), ou encore de certains poètes américains. De temps à autre, il réunit ses fascicules et articule ainsi une sorte d’album, comme celui qu’il nous est donné aujourd’hui de découvrir dans sa version hexagonale.
On peut lire en effet le livre de Jørn H. Sværen comme on visiterait, à condition de s’y attarder, le tombeau d’un pharaon. Le mot « hasard » n’a pas sa place dans un ensemble aussi choisi, soigné, rassemblement de précieux instants créés et conjugués. Réunies, comme dans un musée, décidément, les miniatures que propose un être sensible aux prises avec le temps. Ce chapelet d’œuvres réduites s’égrène comme on tourne les pages, chacune ayant valeurs d’un résumé ou d’un éclair. Non pas fruit d’une élaboration conceptuelle tant sophistiquée, comme on pourrait le croire à première vue, c’est au contraire un parcours intime qui s’accompagne d’un pas qui est le sien. Le ton paraîtra celui de la confidence, c’est que le minimalisme ne combat que le bruit, et si les notes qui sont jouées dans les pages sont rares, elles n’arrivent qu’à bon escient et retentissent d’autant plus sur ce mur de silence qu’est la blancheur de la page offerte.

« J’aime la pensée du livre comme une lettre adressée au lecteur. » [p. 65]

Exercice de lenteur, cette lecture, une invitation à l’immobilité, à la station devant un vers, une phrase, un développement soudain, une image, et devant le sentiment de la mémoire. Beaucoup de ces textes sont des adresses, mais sans la moindre promiscuité, il s’agit de notes de travail, de fragments d’études, ici développement sur l’héraldique, là digression sur Diane, « déesse romaine de la chasse et de la lune » et, à propos d’Actéon, qu’il vient de décrire en quelques lignes :

« Je le regarde en face. La bouche est à moitié ouverte. Les yeux sont tournés vers le ciel. Il crie sans voix, et j’ai écrit au stylo sur le dos de ma main :
nous sommes les chiens » [p. 121]

Quelques photos en noir et blanc s’intercalent, à considérer en tant que poèmes, questions suspendues, étrangetés argentiques. Et puis l’évocation de ces « feuilles de deuil », telle la page noire que Laurence Sterne a glissé après le douzième chapitre de son génial Tristram Shandy, qu’on retrouve citée doublement ici.

« Je me rappelle une image dans un autre livre, une photographie en noir et blanc de la fin des années soixante-dix, d’une maison au nord des montagnes de Roumanie. Une mariée en blanc, encore enfant, repose les yeux fermés dans un cercueil ouvert. Une demoiselle d’honneur est assise à côté, une bougie allumée à la main et un sourire mystérieux aux lèvres. Cela m’effraie. C’est terrible et beau. On dirait des anges, et l’un des deux est mort. Je détourne le regard. » [p. 131]

Le livre de Jørn H. Sværen se confie aussi comme objet-livre, assumant son squelette, l’ossature qui le soutient. Exemple : le blanc de la page, le noir des caractères, les termes « mariage » et « enterrement » qui, en Scandinavie, sont termes de typographie pour indiquer des erreurs de compositions, en français en dirait « doublon » ou « bourdon ».

Si « mourir jeune et non marié est une mort non naturelle », le noir peut devenir blanc « pour qui a la foi ». On marie le mort :

« Les rituels s’entremêlent, durant trois jours pleins. Les images se superposent les unes aux autres. Le jour des noces est le jour des funérailles. La toilette de la mariée est la toilette du cadavre. Le cortège nuptial est le cortège funéraire. Le lit nuptial est le cercueil. » [p. 132]
Plus loin dans le livre, après des pages blanches, des stations consumées, on peut lire, sur une page (bonne feuille) : « il y a un voleur dans la lumière », sur la bonne feuille suivante : « les horloges s’arrêtent » [pp. 147 & 149]

On le comprend, ces notations, ces traces conservées ont valeur de reliques mises à disposition. Le geste de l’auteur ne devient en fait littéraire que de ses lecteurs. Lesquels continuent et participent à ce rituel progressif qu’est l’œuvre se constituant sans chercher à s’achever. Dans une des études qu’il a consacrées à son auteur de prédilection, Emmanuel Reymond parle d’une « mise en forme de l’attention comme ouverture », ajoutant : « La poétique qui en résulte est une dynamique autant qu’une œuvre. » (1)

Jean-Claude Leroy


Jørn H. Sværen, Musée britannique, traduit du norvégien par Emmanuel Reymond, éditions Éric Pesty, 172 p. 2023, 19€.
Voir la fiche du livre sur le site de l’éditeur

1. Cf. Emmanuel Reymond, Entre œuvre et désœuvrement ; la poétique de l’attention chez Jørn H. Sværen, in Littérature n°208, éd. Armand Colin, déc. 2022.