Roland Reutenauer, “Une inconnue de passage”, par Olivier Vossot


Olivier Vossot ouvre ici pour les lecteurs de Poesibao ce nouveau livre de Roland Reutenauer dont il connait bien l’œuvre.



Roland Reutenauer, Une inconnue de passage, éd. L’herbe qui tremble, 2023, 78 p., 15€


Roland Reutenauer a publié une vingtaine de recueils de poésie depuis 1975, notamment chez Rougerie. En 2016, il obtient le Grand prix international de poésie Guillevic pour l’ensemble de son œuvre. Une inconnue de passage est son second livre à L’herbe qui tremble. Ni formalisme littéraire, ni esthétisme dans cette écriture. Au contraire, une exigence de transparence, de plus en plus prégnante au fil des décennies : le moins possible embuer la vitre du langage, et approcher le réel avec un scepticisme lucide mais léger, qui n’exclut ni l’enchantement ni l’ironie. Il s’agit d’abord pour le poète de dire au plus près ce qu’il voit ou ce qu’il ressent. Sa poésie est un art de voir, indissociable d’un art de vivre.

La forme ramassée de ces nouveaux poèmes et leur gravité douce-amère évoquent Le portail dans les ronces (Rougerie, 2018). Une unité s’en dégage, pas seulement d’écriture mais aussi thématique : une nature proche et précieuse, à l’étrangeté parfois bouleversante, l’âge et ses failles comme des brèches par où entrevoir l’essentiel, les réminiscences de l’enfance et des présences, lieux, personnes qui ont compté, la mort enfin, son ombre portée qui fragilise, et change la manière d’appréhender le temps, les choses. Les poèmes se mêlent en mêlant ces plans, nature et temps, intimité et détachement, lucidité et mélancolie, et l’on verrait difficilement dès lors se détacher des sections, pourtant une constante dans les recueils de Roland Reutenauer.

Une clé apparaît dès le sous-titre, à l’intérieur du livre : « journal d’une rémission sans date ». L’écriture trouve sa justesse à travers cette forme, faite de notations en vers, sans apprêt, pensées et impressions tantôt troublées, tantôt tranchantes, qui ne doivent rien qu’à « l’éprouvé » (dont la maladie récente). La poésie relève ici délicatement les jours comme s’ils étaient les premiers (ou derniers) venus, des « inconnus de passage ». Souvent à la deuxième personne, les textes se font volontiers réflexifs, cultivent un « je » plus détaché, parfois avec un tour prescriptif qui rappelle « l’exercice spirituel » stoïcien : « convaincs-toi la tête froide / qu’il reste encore à voir à étreindre / et pas trop éloigné / de ta vertèbre en miettes ».

On retrouve avec plaisir ce ton familier, de proximité avec le lecteur, jouant sur les niveaux de langue ou la densité de formules. Une absence d’obscurité ou de brillant facile, une attention portée aux sonorités et au découpage des vers, au rythme. Toujours le poème cisèle une seule sensation ou impression, sans se perdre. « Tout se décante » lit-on, et le même texte de finir, comme pour tout dire de cette poésie : « (…) mots concrets tes premiers mots // ils raccommodent la terre le ciel / à défaut de les coudre ensemble ».

On pense à nouveau aux poètes chinois du VIIIe siècle (Wang Wei et Li Po en particulier). Parenté de thèmes et de ton. L’auteur joue d’ailleurs avec humour parfois de l’image du sage chinois (« la maladie te convertit / en adepte du non agir »). Or, c’est le propre de ces poètes anciens que de joindre le quotidien et le sentiment pour en transcender l’ordinaire en de courtes vignettes dépouillées, cristallines. Ainsi, sans se lasser l’on revient aux poèmes de Roland Reutenauer. Comme si leur transparence, leur évidence ne cessait pas de tout livrer. Que leur lecture tendait à réactiver, infailliblement, la sensation même dont l’écriture était partie. 

Olivier Vossot

Roland Reutenauer, Une inconnue de passage, éd. L’herbe qui tremble, 2023, 78 p., 15€, sur le site de l’éditeur.


Il vaudrait mieux ce matin
déambuler sous les arbres
et ne rien remuer au fond de soi
accueillir la journée
comme une inconnue de passage
et lui donner la main
en poète à l’ancienne

*

VOLKSBERG

L’horizon bleu pâle et rose
à travers le taillis

le soir d’hiver illumine
le vitrail des bonheurs anciens

un silence d’avant la nuit
gagne la prairie et le bois

*

UN ENDROIT FAMILIER

Un pré aux herbes longues
en pente douce vers la lisière
trois quetschiers trois pommiers

le soir y séjourne
les premières étoiles clignotent
au-dessus des sapins
quels messages diffusent-elles

la nuit viendra sous peu
pour toujours on dirait

*

LA CANNE

1

Tu marches sur trois pieds à présent
tu te prends pour le vieil Œdipe claudiquant
le dos voûté la vertèbre brisée
mais l’œil intact
toi qui n’as pas tué ton père
ni épousé ta mère
fils quelconque

tu chemines vers le couchant
la canne s’allonge et s’embrase