Julien Starck permet au lecteur de Poesibao de découvrir ce poète de Cuba, José Triana, traduit ici par Alexandra Carrasco.
José Triana, Voltes du miroir, anthologie établie et traduite de l’espagnol (Cuba) par Alexandra Carrasco, Librairie La Brèche & Pierre Mainard, 313 pages, 20€
Les stupéfiants voyages de José Triana
On est pris par une houle, de vers déroulés comme une seule phrase, haletante, pleine de détours, de repentirs sous les avancées, de retenue dans le déferlement. Et tout se tient, dans ce souffle immense de poésie introspective, réaliste et visionnaire, « spirale qui grossit / impondérable, lyrique, anodine » (Exercices pour après la sieste), du début à la fin – car cette anthologie compile la substantifique moelle de 16 recueils du poète, échelonnés de 1958 à 2010 – poésie qui traverse sa vie en mode mineur, discret (José Triana était surtout connu comme dramaturge), pourtant courant intérieur profond, sourdine de la conscience travaillée en arpèges de visions, soulevée d’extases vite assourdies, d’emportements brûlants rafraîchis de lucidité. Tout est là :
(…) Accorde-moi la vertu et puis l’eau fraîche,
donne-moi le chant fougueux des phénomènes
célestes, la grâce qui ne s’éteint pas,
le tempérament extravagant des fleurs
et l’humilité, le sobre mouvement
de l’âme qui se déploie dans le silence.
(Dés d’apocryphe)
Tout se tient, du « frêle lutin qui rêve de transparence » (De l’étoffe des rêves) à « l’âme obnubilée qui bientôt s’assombrit » (Feuillage doré et foire d’acrostiches), respectivement le premier et le dernier vers de l’anthologie. Il y a bien sûr des variations dans l’intensité et la forme (du sonnet au long poème narratif, en passant par le poème en vers libres), mais la spirale peut se déplier dans le sens de l’aller comme du retour, le temps et l’espace s’emboîtent dans le balancement métaphysique de sa façon.
On assiste à l’extraordinaire farandole d’une âme baroque, bariolée, dont le chant est un « nuage / aux allures de fêtes interminables » (Autre portrait oublié). Par-delà la charge lyrique, c’est le mouvement panique, cultivant « dans le lointain / les signaux de ce qui se perfectionne / à la lueur généreuse du poème » (Hommage évident), qui l’emporte ; les bacchanales en boucle d’« exorcisme du printemps », pleines de refrains, alternant les mouvements de prose et de chanson.
Il y a un syncrétisme fou dans cette poésie au « destin de pyramide aztèque et de voûte gothique » (Sombre l’énigme) ; un syncrétisme jusque dans l’image, « brise-vents d’asphodèles et de nains » (Labyrinthe). C’est que le poète embrasse plusieurs strates du temps et de l’espace à la fois ; les souvenirs personnels (Carnet de famille) côtoient l’histoire antique (Sombre l’énigme) ; l’appartement et la rue, Paris et La Havane, côtoient « les astres et les ellipses ».
Et puis ce ton, si singulier, d’homme fier à la dérive, de modestie hâbleuse, de furie tranquille, d’idiotie impérieuse, aux contrastes magnifiques. Triana est un coloriste de l’âme. Ses tableaux tiennent de l’orage et de l’éclaircie – de l’orgie, produite par contraction ; le poète appelle cela « une écuelle regorgeant d’éclairs ».
Il y a chez Triana autant d’images inquiétantes à la Trakl, comme cette « voûte flamboyante du crépuscule » (Carnet de famille), ou ce « Dieu Saturne, / un spasme bleu » (Battement d’ombre), que ce rassérénant souffle physique à la Whitman : « Être qui je suis, dégagé, / simple et morose, joyeux et primaire » (D’ici, pour toujours). Un Trakl toréador dans un Whitman lunaire. Un mélange de fureur hispanique et de verdeur tropicale. Triana est un curieux cocktail. On n’avait jamais entendu ça en français jusqu’à présent.
Alexandra Carrasco, amie du poète et traductrice, a en plus du choix des textes effectué un travail de transposition métrique des poèmes, fait plutôt rare, événement risqué dans la traduction contemporaine. Cette transmutation de la poésie en français n’est possible que si un coefficient pathétique transit la traduction elle-même, et fait pont, arc électrique avec l’original. C’est le cas de celle d’Alexandra Carrasco, qui s’en explique dans une préface à la fois instructive et personnelle, délicate. Même sans connaissance de l’espagnol, il saute aux yeux que sa traduction est une volte du miroir : le reflet indemne du poème original, « canne qui se brise au fond de l’abîme » (Labyrinthe).
Les volt(e)s du miroir reposent sur ces mises en abîme, non pas pour un pari définitif à la Pascal, mais pour un reflux constant d’énergie panique, pour une farce pathétique, un magma généreux. La librairie La Brèche et Pierre Mainard, par cette superbe coédition, nous conduisent aux chutes d’un « fleuve majestueux et fertile » de la poésie. Rien que ça.
Julien Starck
José Triana, Voltes du miroir, anthologie établie et traduite de l’espagnol (Cuba) par Alexandra Carrasco, Librairie La Brèche & Pierre Mainard, 313 pages, 20€
On peut feuilleter quelques pages de ce livre, ici.
Extraits :
38, rue Pastourelle
pour Ange Ziino
J’habite ce quartier de pluie infatigable
tel un gamin déchiffrant de nouveaux signes,
un jeune homme ivre de curiosité
en un moment créé par un piano.
Je découvre une douce mélancolie,
j’observe la mousse et son remue-ménage
que le temps tenace n’anéantit pas,
qui continue d’avancer comme des poings.
Toutes les rues que j’arpente, les ruelles
curvilignes qui résistent, souveraines,
m’évoquent des vagues et des labyrinthes,
elles discutent entre elles ou s’ignorent,
et me renvoient vivement les fulgurances
dorées des arbres qui annoncent la mort
quand survient le rude automne tel un mage
juste après une brève extase givrée.
Il me semble alors discuter avec mon spectre
et imbiber d’eau la partie fracturée
d’un rêve, recouvrant des signaux anciens ;
il me semble qu’une force extérieure,
le serpent guettant sa proie dans l’oranger,
un poignard planté dans un morceau de quartz,
fusait, fulgurante, à travers les espaces
et trouvait en moi de douces résonances.
Il me semble courir et ne pas courir
vers un pont secret, totalement désert
et tout gris, au milieu des gris projeté
et des murmures rapides du zéphyr,
il me semble donner accueil aux paroles
d’un être qui proteste au fond de l’oubli,
ou ce gamin déchiffrant de nouveaux signes,
dans un mouvement d’amour, tout simplement.
(Sombre l’énigme, 1993)
Voltes du miroir
Je tourne et retourne le miroir, puis décide
de comprendre que c’est un jeu inexcusable.
Le corps désiré, voilà ce qu’est le miroir
qui me projette vers des images rapides.
J’y suis sans y être, je m’agite et me perds,
j’y vais sans y aller et me risque à prétendre
que je deviens translucide en son point central
ou bien matière d’un écho inaccessible.
C’est pourquoi je tourne et retourne le miroir,
c’est pourquoi j’observe sa présence ludique,
ses galeries déroulées à n’en plus finir,
or je ne suis pas l’ombre, non plus le miroir
mais la course, le voyage ininterrompu,
la vive conscience d’être et ne pas être.
(Voltes du miroir, 1994)