Marc Wetzel explore ici ces pensées que, mois après mois, Roger Munier a notées pour son Opus Incertum (Tome VII).
La mouche ne se déplace pas : elle s’expulse de son lieu à une vitesse de vertige, qui serait pour nous mortelle (p.290)
Le néant serre de près cette mouche que je vais écraser. Il la couvre déjà. Ainsi plane-t-il dans le monde, comme ajusté aux choses, prêt à les perdre en lui… (p. 201)
Mois après mois, pendant des dizaines d’années, Munier notera les pensées qui veulent bien lui venir. On ne sait ce qu’il faut le plus admirer : par exemple, dans le seul mois de mai 1996, son sens de la formule (J’aime que je sois, mais je n’aime pas qui je suis) ; sa sobre justesse (Attendre, ce n’est pas seulement éprouver, c’est épouser le temps); son sens de l’observation animale et végétale (Un ou deux chiens errants parcourent le village, rapides, hagards. Ils sont en rut. et La belle fleur jaune vif du pissenlit, éclatante il y a peu, porte à présent l’affliction de ses graines, dans la boule diaphane sans beauté qui se défait au vent) ; son acuité de jugement (De la ferveur humanitaire comme solidarité carcérale) ; sa fulgurante intuition (La plante qui pousse croît hors du monde. Elle ne le rejoindra qu’en devenant légume ou fruit) ; sa provocante lucidité (Toujours ne vaut que pour le temps. Jamais est le mot de l’éternité) ; sa franchise d’inspiration (J’ai souvent voulu dire, mais, pour le meilleur : je me suis laissé dire) ; ou, tout simplement, sa rebelle et délicieuse profondeur (L’indifférence au divin témoigne de la part divine en nous, seule capable de permettre une telle indifférence, ou, tout de suite après (!) : Le temps se fait vieux, au moins se fatigue, aspire à regagner le présent éternel).
Vieillir impressionnait en effet Roger Munier (il a entre 71 et 73 ans quand il rédige ce septième volume de ses carnets) : la maison hantée (« visitée », inspirée, « traversée », « happée » … J’ai toujours été happé, ne gouvernant qu’après coup le rapt, p.102) qu’il lui semblait avoir toujours été tourne autrement : Avec l’âge, on est peu à peu déserté. L’une après l’autre en nous les pièces se vident, se font rêveuses. La maison s’engourdit dans le demi-jour des volets qui se ferment et le silence … (p.31). La jeunesse qui, écrit-il, va plus vite que la vie, est – infailliblement – rattrapée par elle. Et prétendre « savourer » son « crépuscule » se rend à l’évidence que à partir d’un certain point, vivre, c’est continuer – continuer et rien de plus (p.299). Et que ce « volume incongru » qu’on finit par occuper dans l’espace, l’espace n’en a que faire (p.132). Le corps se dérobe en s’avouant simple instrument, usé, de survie. Mais la puissance, qui recule désormais, que savait-elle faire ? Seulement opérer, mesurer, aveuglément éclore, dépenser, abolir – ainsi n’atteignait-elle rien, et l’on ne peut espérer l’accès que lorsque les forces déclinent (p.144). Il faut donc se laisser épuiser, vider de soi lentement (p.157). Et, puisque toutes les voies d’évasion, d’illusion se ferment l’une après l’autre : chair, santé, pouvoir, la vieillesse est l’unique occasion – qui ne se représentera pas – d’apprendre à disparaître ! Ne soyons donc pas cette feuille morte, encore attenante à l’arbre après l’hiver, qui considère avec stupeur les jeunes bourgeons (p.258). Deux fragments qui se suivent page 259 nous résument tout ainsi :
Fatigué, désœuvré, je n’ai fait aujourd’hui que vieillir
Habiter l’opaque, pour un autre savoir : un savoir de l’opaque.
Et la consigne de justesse tardive est des plus simples : Pour faire le vide en soi, il suffit de veiller à ne pas le remplir. Lente mort (p.130)
Un documentaire datant de cette époque nous montre un Roger Munier, chez lui, nous parlant et disant ses textes d’une voix sûre, onctueuse : un phrasé réussi, admirablement maîtrisé, à l’articulation apaisante et précieuse. Mais quelque chose dérange, comme si ce profond et secret penseur, interrogé, se faisait devant nous orateur civil et prudent, officiellement lisse, comme se surveillant dire. La distance de la teneur orale à la radicalité écrite étonne – mais on devine bientôt les raisons de cette voix trop bien élevée, faisant diversion, qui veut comme nous épargner la très rude leçon de son contenu, nous cache courtoisement l’inflexibilité de sa création de pensée. Car l’homme qui écrit, lui (le seul qui nous intéresse et interpelle en ce volume) sait qu’il tire, non de lui-même, mais du néant, ses pensées. Là-bas, écrivant, il est sans confort, ni solution, ni profit, ni espoir. Écrivant, il attend la pensée (là où, ne pouvant, interviewé, laisser se construire ses réponses, il tirait de ce qu’on attend de lui, non de ce qu’il attend de la vérité, ce qu’il énonçait) ! Si c’est à partir de ce que nous possédons que nous parlons (et bien, souvent, pour en déposséder qui nous écoute), c’est à partir de ce qui nous manque que nous écrivons. Pour que d’autres le possèdent, en nous lisant (p.74). S’il écrit tant, si profondément, si à la fois lentement et régulièrement, c’est par l’impossibilité de toute prise ferme sur ce qu’il consigne (p.113) : c’est, plus nettement encore, par la prise ferme (toujours implacable, seule adorable) du néant sur lui :
Le texte tire ce qu’il dit du néant. D’un néant qui pourrait rester tel s’il n’y avait dire. Seul ce néant compte encore et toujours pour le dire » (p.252)
C’est comme si l’être du monde encourageait, se faisant dans l’écrivain, ce travail du néant par lequel il change et renomme, via son porte-voix et du dehors, le monde ! Munier le constate ainsi :
Quand j’écris, ce que j’ai à dire et pense dire tait un instant tout le reste. Le monde s’efface devant lui, le rehaussant dans ce « hors de » qu’il exige pour être dit (p.284)
Ce pur écrivain est, on le sait, à la fois poète, penseur et mystique. Mais ce qu’il n’est pas du tout le marque mieux encore. Il n’est aucunement psychologue (la façon dont autrui s’arrange ou non de sa propre humanité ne l’intéresse pas, ne l’instruirait visiblement pas), ni scientifique – malgré ses fonctions dans les organisations professionnelles de la sidérurgie ! – il considère la science comme une façon neutre, discrète et détournée – ne prétendant chercher que le pouvoir sur les phénomènes, non l’ouverture de leurs secrets – de remonter ainsi à bon compte, sans éveiller de soupçons, dans l’Arbre de la connaissance (p.108) : la science ne fait, selon lui, qu’habituer à notre esquive du monde, mettre brillamment tout à plat, restant ignare sur l’être car inapte au néant (p. 178), et échouant par principe à fonder quoi que ce soit sur la seule mesure (p.247); mais il n’est pas davantage esthète, car la beauté du monde lui semble être soit un chant de sirènes (p.101) que l’on doit donc se garder de saisir, soit une énigme, une présence fondée sur un centre qu’elle cache, et qui dans son éclat donne tant qu’elle ne permet pas de prendre (p.135) – beauté que la fascination de l’esthète croit posséder, alors qu’il n’y a de rapport avec elle que d’elle à nous (p.135), et que la beauté qui ravage ne sait dire que : c’est moi (p.261). Ainsi ne lui reste-t-il, et probablement dans cet ordre, que la poésie, la philosophie et la mystique : la poésie est première parce que la pensée, un peu folle d’être libre, à l’état natif, chante (p.149). La poésie, qui fait surgir ce qu’elle affirme (comme l’indiquait Jean-Luc Marion dans un décisif hommage à l’auteur en 2014), ne pense que ce qu’elle aura d’abord dit ; la philosophie, par le concept, ne dit, elle, dans son discours, que ce qu’elle aura d’abord pensé après et contre le chant de l’esprit poétique. La mystique, elle, ne parle en rien (parce que, contrairement à la poésie, elle n’interrompt pas le silence de l’Être) et ne parle de rien (parce que, à l’inverse de la philosophie, elle s’adresse à Tout depuis le principe de celui-ci, qui est pour Munier le néant, ce rien même qu’est le rien d’autre que Tout). Munier veut rendre la présence des choses au néant qu’il estime la fonder. Car cette folle intuition (ce qui n’est rien du monde y fait tout paraître ; n’avoir pas l’être offre seul à toutes choses d’être ; ce qui efface tout dans son rien ne peut être rien !) est le cœur de sa pensée :
Dire le monde, opposé au néant dans sa force et beauté, comme reflet du néant dans cette force et beauté. Ne dire qu’en ce reflet cette force et beauté (p.46)
Oui, autant que de sommeil, l’homme a besoin du néant. Et d’abord, tant qu’il vit, du néant par acomptes du sommeil (p.50). C’est que, estime-t-il, le néant se repose en nous enveloppant (p.51) ; il est repos, comme extase immobile (p.55) ; il nous faut trouver place là où l’être se flétrit et le néant s’annonce, trouver place entre l’être qui ne peut suffire et le néant que l’être interdit (p.53). Mais il s’annonce : le rien n’est pas inaccessible. Il est ce qui se dit dans ce qui est, sans être rien de ce qui est (p.90). Et même, l’éternel de l’effacement et de l’oubli a sa sorte de division du travail : le rien, le néant.
Il n’y a d’abolition que par reprise au sein de ce qui abolit. Si le rien abolit, il reprend dans son sein. Ce sein est le néant. Le rien est la pointe active. Le néant l’élément » (p.100). Ou :
Le rien n’est que ce qui efface, pour faire de ce qui est le néant (p.101)
Ce chant du rien est sans désespoir. Parfois mâtinée d’humour (avant que je ne vienne au monde, j’avais le néant pour moi tout seul … p.125), de bonhomie (le néant n’est négatif que pour ce qui lui résiste, p.180), de ponctualité (Le néant commence, non au-delà du territoire, mais quand il n’y a plus de territoire, p.133), et même d’hospitalité spirituelle : On peut, en pensée, n’être plus nulle part. C’est une épreuve du néant, réelle dans la pensée qui, comme pensée, relève du néant. Ce « nulle part » est un « partout » : le partout de la pensée (p.227), la réponse de Roger Munier à la fameuse question de Leibniz (Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?) est sobrement géniale : d’une part pour que rien puisse être quelque chose (« il ne peut y avoir de rien sans quelque chose »), d’autre part (et surtout ?) : pour qu’il y ait finalement plutôt rien que quelque chose. (p.185). L’unique incertitude religieuse, ose-t-il écrire, étant alors de savoir si le néant nous aime (p.199)
Là où la langue se tourne, ténébreusement, vers elle-même, les mots n’ont plus court ou s’étranglent (p.270), et chacun délire. Mais là où seule la parole est tournée vers les autres, les mots bavardent et s’équivalent tous bientôt. Ce n’est que dans l’écriture, estime et met en œuvre Munier, que, prodigieusement, la langue est tournée vers les autres. Elle le fait ici lucidement (Le gardien dans sa tour est autant le prisonnier de ceux qui tournent en bas, p.269), gracieusement (Pensée que j’ai volontairement laissé fuir, bien qu’elle fût bonne. Simplement pour lui éviter d’aller grossir mon troupeau, p.271), dignement (Une belle architecture est celle qui fera une belle ruine, p. 267) et gravement (Tout le mal, envers les autres, envers nous-même, vient d’assouvir un autre en nous, p. 134). Mais est-ce au fond si grave, puisque, comme lié au temps, au monde, (p.124) le mal n’est que réel ?!…
Marc Wetzel
Roger Munier, La Voix de l’érable, Opus incertum VII, mars 1995-septembre 1997, Édition intégrale établie par Jacques Munier et Gérard Pfister, Arfuyen, mars 2025, 320 pages, 22€