Les éditions Jacques André comblent un grave retard dans la publication en français de l’œuvre du poète roumain Lucian Blaga
Lucian Blaga – Œuvres poétiques (tomes 1 à 4)
Les poèmes de la lumière*
Les pas du prophète*
Dans le grand passage*
Éloge du sommeil*
Lucian Blaga (1895-1961), poète roumain dont les poèmes sont en Roumanie étudiés à l’école et considérés comme des classiques de la littérature du XXème siècle, reste encore très méconnu en France et, jusqu’à récemment, seuls quelques poèmes avaient été publiés en anthologie (comme celle parue chez Nagel en 1981, consacrée à la poésie roumaine, ou celle parue dans la collection Orphée, à La Différence)**. Les éditions Jacques André et Scoala Ardeleana ont entrepris de combler cette lacune en co-publiant, en édition bilingue, au rythme d’un recueil par an environ depuis 2017, la totalité de l’œuvre poétique. A ce jour, ont paru les quatre premiers recueils, élégants petits volumes reliés qui s’ouvrent sur une reproduction fac-similé de la couverture du recueil original, et j’espère que les éditeurs trouveront la ressource d’achever l’édition de l’œuvre intégrale (qui existe déjà en langue anglaise grâce à une traduction sous le patronage de l’UNESCO). Chaque volume est introduit par un avant-propos de Jean Poncet, traducteur, et complété d’une postface d’Horia Badescu, lui-même poète et, comme Jean Poncet, grand connaisseur de la vie et de l’œuvre de Blaga. La traduction par Jean Poncet est fidèle mais évite le mot à mot ; mon épouse, dont le roumain est la langue maternelle, m’a montré quelques écarts de nuances, parfois significatifs, qui reflètent les choix du traducteur dans la polysémie poétique et l’idiosyncrasie des langues.
A la lecture des notes bibliographiques, il apparaît clairement que la vie de Lucian Blaga fut mouvementée, et profondément marquée par les tensions de l’entre deux-guerres, période troublée en Roumanie par la montée de mouvements nationalistes (voire fascistes comme celui de la « Garde de fer ») et par l’intégration des minorités, dont Lucian Blaga, né en 1895 en Transylvanie quand elle était alors rattachée à la Hongrie, était issu. Blaga fit des études de philosophie et de théologie puis, après avoir vainement postulé à des chaires universitaires, dut se résoudre, pour assurer les besoins matériels de sa famille, à accepter une carrière de fonctionnaire dans la diplomatie roumaine, avec des déménagements fréquents (postes à Vienne, à Berne, à Varsovie, à Prague et à Lisbonne). Néanmoins, la grande affaire de Lucian Blaga, c’est son ambition d’écrivain et de philosophe, qui alimente une œuvre abondante (parfois presque frénétique comme si l’écriture était un exutoire d’importance vitale) et diverse : articles, essais, pièces de théâtre, et poésie, avec notamment quatre minces recueils publiés entre 1919 et 1929 (qui sont enfin accessibles au public français). Le premier, intitulé « Les poèmes de la lumière », reçut un accueil enthousiaste, y compris de la part des milieux nationalistes qui virent dans l’œuvre de Blaga, et son attachement aux valeurs de la vie paysanne et villageoise, une consécration de l’union des nouvelles populations intégrées au sein de la Roumanie, dont les frontières venaient d’être élargies au détriment de l’empire austro-hongrois. Mais il s’agit d’un malentendu, qui nie la singularité de l’écriture poétique de Lucian Blaga, aux accents panthéistes et parfois rimbaldiens, notamment quand elle célèbre les mystères et les fulgurances de la présence au monde. Ecrite en vers libres et très riche d’images expressionnistes, la poésie de Lucian Blaga s’est rapidement teintée d’un pessimisme profond en même temps qu’il était progressivement rejeté par les milieux nationalistes, qui avaient réussi à investir la classe politique, puis, après la seconde guerre mondiale, par les communistes, qui l’obligèrent à démissionner de l’université de Cluj, où il avait obtenu un poste de professeur peu après son retour en Roumanie. Esprit libre et rebelle, Lucian Blaga ne cessa jamais d’écrire (de plus en plus de philosophie et de moins en moins de poésie) mais, surveillé et interdit de publication (sauf pour une traduction de Faust autorisée par le régime), arrêté à plusieurs reprises et affaibli par des séjours en prison, sa pensée deviendra de plus en plus métaphysique, vouée à faire exsuder, du silence imposé et de la souffrance subie, une forme de lumière et de connaissance avouant sa fascination pour la figure de Lucifer, l’ange rebelle et porteur de lumière.
LES POÈMES DE LA LUMIÈRE (1919)
Ce premier recueil de Lucian Blaga, alors âgé d’à peine 24 ans, reçut un accueil dithyrambique, sans doute en partie suscité par la ferveur presque euphorique des Roumains après le rattachement de la Transylvanie au royaume de Roumanie. Les poèmes en vers libres, souvent très courts, portés par un puissant souffle lyrique et des images métaphoriques, se lisent aisément. Mais, même si l’écriture est fluide et peut même parfois sembler facile, le sens souvent se dérobe dans une métaphysique complexe qui vise au cosmique, car Blaga cherche, dans le ressenti des sensations, et non dans le raisonnement qui se heurte à l’indicible et l’impensable, les traces et les signes de la présence du monde, dans la totalité de ses nuances et de ses mystères.
Le poème qui ouvre le recueil, devenu un classique de la poésie roumaine que les collégiens étudient à l’école, est presque un manifeste d’art poétique énonçant le but et la voie :
Je ne piétine pas la corolle de merveilles du monde
Je ne piétine pas la corolle de merveilles du monde
et je n’assassine point
de mes raisonnements les mystères que je croise
sur ma route,
dans les fleurs, dans les yeux, sur les lèvres ou sur les tombes.
La lumière des autres
étouffe le charme impénétrable qui se cache
au profond des ténèbres,
mais moi,
moi, avec ma lumière j’amplifie le mystère du monde –
comme les rayons blancs de la lune
n’éteignent point mais au contraire
avivent l’obscur frémissement de la nuit,
de même j’enrichis moi aussi l’horizon ténébreux
des vastes frissons du saint mystère
et tout l’incompris
devient incompréhension plus grande encore
sous mes yeux –
car j’aime
les fleurs, les yeux, les lèvres et les tombes.
Les poèmes alternent entre un ton de confidence, adressé à un « tu » qui n’est pas le lecteur mais une femme aimée, et des évocations de la beauté insaisissable du monde, qui éveille des résonances intérieures et mystérieuses, avouant d’autres dimensions que celles connues ou admises. La signification du titre glisse progressivement d’une célébration de la beauté lumineuse du monde extérieur, en usant souvent d’images métaphoriques très expressives, à celle de la lumière intérieure, qui semble sourdre de ténèbres enfouies comme la lumière des étoiles que la nuit révèle…
J’attends mon crépuscule
Voûte étoilée où nage mon regard –
et je sais qu’en mon âme aussi je porte
étoiles en myriades
et voies lactées,
merveilles des ténèbres.
Mais ne puis les voir,
j’ai tant de soleil en moi
que ne puis les voir.
j’attends que se couche mon jour
et que mon horizon ferme ses paupières,
j’attends mon crépuscule, nuit et douleur,
que s’enténèbre mon ciel tout entier
et qu’en moi se lèvent des étoiles,
mes étoiles,
que je n’ai encore
jamais vues.
La lumière et l’obscur ne s’opposent pas mais se complètent en s’enrichissant mutuellement. Le recueil est riche d’images accomplissant l’union des contraires : ténèbres et lumière, vie et mort, Bien et Mal, grâce et pêché, etc. se réconcilient dans les mots du poète, qui ne se dérobe pas devant les mystères de la Beauté et ne veut renoncer à aucun de ses surgissements, fussent-ils condamnés par la morale des hommes. Difficile de ne pas songer, parfois, à Baudelaire et aux « Fleurs du mal » !
Moi
Je ne regrette pas
Que mon âme soit pleine de fange
(…)
Ne sais-tu point
Que seule la fange des lacs nourrit les nénuphars ?
***
La lumière du paradis
Au soleil je lance mon rire !
Je n’ai pas le cœur dans la caboche
ni la cervelle dans le cœur.
(…)
Le charme fleurirait-il si clair sur tes lèvres
Si tu n’étais travaillée
Toi, la Sainte,
Par la secrète volupté du péché ?
Comme un hérétique je songe et m’interroge :
De quelle source le paradis tient-il –
sa lumière ? – Moi, je le sais : c’est l’enfer qui l’éclaire
de ses flammes !
Mais, à la différence de Baudelaire, Blaga subit l’appel d’une vocation quasi-messianique de rédimer et de transformer le monde. Le sentiment religieux est très présent chez Blaga, qui s’interroge sur notre compréhension du divin. Dans un des poèmes supprimés par Blaga de l’édition définitive du recueil (reprise en 1942), mais figurant en addenda dans la présentation de Jean Poncet, Blaga fait dire à Jésus, songeant à Madeleine et contemplant le coucher du soleil sur les rives fangeuses du Jourdain » o Soleil, toi le divin, ta lumière nous aveugle / même lorsqu’elle est reflet dans la boue ». Blaga pensait-il vraiment être un poète élu, capable de percer cet aveuglement (forme d’opacité née de l’excès de lumière, nouvel exemple de l’union des contraires…) et de retrouver la source primordiale du Verbe pour en faire jaillir une lumière neuve, qui ne dissiperait pas l’obscurité mais la sublimerait, et nous donnerait à voir le monde dans toute sa plénitude et ses mystères, que le christianisme nous avait masqués mais que l’amour révèle ?
La source de la nuit
Ma belle aimée,
tes yeux sont si noirs que le soir
lorsque je pose ma tête sur tes genoux
ô, si profonds tes yeux
qu’ils semblent être la source
d’où s’écoule la nuit mystérieuse, sur les montagnes
vers les vallées, de par les plaines,
jusqu’à recouvrir la terre
d’un océan de ténèbres.
Si noirs tes yeux,
ma lumière.
Comme Hölderlin ou Novalis (qui célébra aussi la lumière de la nuit), Blaga (qui parlait allemand couramment) rêva sans doute d’habiter poétiquement le monde et de transcender les limites de la condition humaine, dans une quête existentielle de connaissance et de fusion avec le cosmos. En tout cas, il n’hésita pas à clamer son désir, à la fois mystique et charnel, de « s’enivrer du cosmos comme un païen » et de surmonter les dualités antagonistes qui avaient empêché l’accomplissement des promesses christiques :
Pax magna
Qui sait pourquoi dans le matin brûlant des étés
il me semble être une goutte de divinité tombée sur terre
et je m’agenouille devant mon image comme devant une idole ?
Qui sait pourquoi je m’abîme dans un océan de lumière
comme une torche noie sa flamme dans l’ardeur du jour ?
Qui sait pourquoi dans la nuit profonde des hivers,
Quand le ciel s’éclaire de soleils lointains
Et la terre d’yeux de loups voraces
Une voix transperce les ténèbres et me crie
Qu’il n’est lieu plus accueillant au rire du diable
que mon cœur ?
De toute éternité
ennemis, Dieu et Satan
auraient-ils compris que chacun serait plus fort
s’ils se tendaient une main pacifique ? Ils ont fait leur paix
en moi : unis ils ont versé en mon âme
la foi, l’amour, le doute, le mensonge.
La lumière et le péché
en s’embrassant ont fraternisé en moi pour la première fois
depuis le commencement du monde, depuis que les anges
ont écrasé de leur haine le serpent aux écailles de tentation
depuis que le serpent aux yeux de poison s’est posté à l’affût
pour planter son venin dans le talon de la vérité.
Le deuxième recueil approfondira ce ton prophétique, de moins en moins lyrique et de plus en plus métaphysique, en allant jusqu’à supprimer toute allusion à la femme aimée pour directement célébrer le cosmos et prendre Dieu et Diable à témoin.
LES PAS DU PROPHETE (1921)
Le titre du recueil confirme la tendance initiée dans « Les poèmes de la lumière ». Même si le titre peut prêter à malentendu, en faisant croire à une poésie religieuse, voire pieuse, il reflète la dimension mystique d’une poésie qui cherche, non à célébrer le mythe chrétien mais à l’interroger et à le confronter aux mythes païens, notamment celui du dieu Pan, dieu de l’élan vital et des forces élémentaires de la nature, que le poète imagine à l’agonie, oublié des hommes, en des lieux reculés.
Couvert de feuilles mortes sur une roche Pan est couché
Il est aveugle et il est vieux.
Ses paupières sont de silex,
En vain essaie-t-il de les soulever,
Ses yeux se sont clos – tels des escargots – sur l’hiver
(…)
L’écriture poétique est riche d’images poétiques originales et puissantes, qui personnifient le monde et suscitent le sentiment d’une présence vivante (féminine par le désir qu’elle suscite), vibrant d’amour, mais mystérieuse et cachée. Dans l’évocation des fleurs (notamment les coquelicots semblables à des perles de sang), des animaux, des prairies, des montagnes, de la Lune et du ciel étoilé, on retrouve parfois, pour célébrer l’errance en pleine nature, certains accents des « Illuminations ».
La prairie endormie est toute brûlante. Aux roseaux de ses cils
je cueille des larmes de feu :
lucioles
(…)
***
Allongé sur l’herbe
les yeux dans le bleu du firmament,
c’était comme si le ciel doucement
me caressait la peau
tout là-haut
(…)
***
Je suis couché à l’ombre des coquelicots,
sans désir, sans rancœur, sans remords,
sans élan, juste un corps,
(…)
Chez Blaga comme chez Rimbaud, l’immersion dans la nature démontre une harmonie possible (contrairement à Baudelaire dans son poème « Incompatibilité », au titre très explicite), une sorte d’extase matérielle que le christianisme, en considérant l’homme comme une âme éternelle prisonnière d’un corps périssable, semble avoir détruite en méprisant la dimension charnelle de notre présence au monde. La poésie de Blaga, qui était fils de pope, distille une critique subtile de la religion en sous-entendant que nous avons mal compris le message divin, que nous méprisons et martyrisons notre être charnel (un des poèmes le présente comme un épouvantail vêtu de guenilles, planté dans un champ) alors que nous devrions célébrer le corps comme une émanation de la matière qui forme le cosmos et cesser de l’opposer stérilement à l’âme. Ainsi, le prophète qui inspire le titre du recueil est un anachorète reclus au désert qui, après sa mort, recherche, vainement et désespérément, son corps afin de pouvoir se présenter au jugement dernier et, farfouillant parmi les tombes d’un cimetière, reproche injustement à la Terre de l’avoir caché en ses profondeurs.
Terre, rends-moi mon corps
Terre scélérate, pourquoi me l’as-tu volé,
Pourquoi l’as-tu caché dans ton sein de glace ?
Je l’ai réprouvé, certes,
Mais il était à moi :
Rends-le moi, rends-moi mon corps !
(…)
Montagnes
et vous océans,
donnez-moi un corps,
donnez-moi un autre corps, que j’y déverse
toute ma folie !
Terre vaste, sois mon tronc,
sois poitrine à ce cœur impétueux
Cette poésie, très clairement pan/théiste, fusionne le corps et l’esprit dans un même élan vital, incarné par la figure de Pan, qui fait irrésistiblement songer au roman d’Arthur Machen « Le grand dieu Pan » (écrit en 1895 traduit en français par le poète Paul-Jean Toulet), et à certains romans de Jean Giono, notamment « Colline » (paru en 1929), où l’ombre de Pan pèse sur les hommes comme une puissance occulte et embusquée, qui se manifeste par les animaux et les éléments. Blaga achève son recueil par deux suites de poèmes intitulées « La mort de Pan » et « L’ermite » (sorte de poème dramatique mettant en scène plusieurs personnages). Dans la première suite, Pan, qui jouissait de l’été et de la compagnie des nymphes, fuit devant les progrès du christianisme et se réfugie dans une grotte, où il meurt dans une solitude cruelle et glacée après que sa dernière amie, une petite araignée, s’est convertie à la religion chrétienne…
La mort de Pan – III : L’ombre
Pan déchire des rayons de miel
à l’ombre des noyers
Il est triste :
les monastères envahissent la forêt
et l’éclat d’une croix le dérange
S’envolent autour de lui les martinets,
le bruissement des ormes même
semble un appel à la messe.
La tristesse de Pan quand sonnent les vêpres.
Sur un sentier glisse
couleur de lune
l’ombre du Christ.
Dans « L’ermite », Pan semble avoir été remplacé par Lucifer, qui monologue et dialogue successivement avec l’esprit de la Terre, puis avec un théologien puis avec l’esprit errant de l’ermite puis avec Dieu lui-même. La philosophie de Lucian Blaga est à la fois profonde et subtile, mais aussi non dénuée d’humour et d’ironie. Ainsi, à la fin du long poème conclusif du recueil (qui comprend des dialogues et des monologues comme au théâtre), Lucifer s’adresse à Dieu en lui suggérant de mordre à son tour dans la pomme !
L’ermite :
(…)
Lucifer (seul) :
A chaque fois que mon regard s’est porté sur l’ordre divin
et ce monde veuf
de toute raison,
j’aurais voulu me dresser devant l’Éternel si doux
comme un serpent innocent –
et lui tendant la pomme de la connaissance
lui dire humblement :
Ça ne te ferait pas de mal, ô Immense Très Saint,
d’y goûter un peu Toi aussi.
DANS LE GRAND PASSAGE / ÉLOGE DU SOMMEIL
Pour ne pas excessivement allonger cette présentation de l’œuvre de Blaga, je ne présenterai pas aussi précisément les deux autres recueils, respectivement intitulés « Le grand passage », paru en 1924, et « Eloge du sommeil », en 1929, mais ils attestent que le panthéisme de Blaga se teinte rapidement d’un profond pessimisme. En une décennie à peine, la poésie de Blaga devient de plus en plus grave, en même temps aussi que s’assombrit le climat politique en Europe auquel Blaga, en raison de sa carrière diplomatique, est directement confronté. La mort, l’incommunicabilité, la solitude et le silence de Dieu hantent la poésie de Blaga, qui célèbre toujours les forces de la nature et les valeurs paysannes des villages de sa Transylvanie natale mais il procède avec un ton de douloureuse mélancolie comme s’il évoquait les ruines d’un paradis détruit… Presque indifférent à la détresse humaine, le monde se dérobe et laisse triompher la mort, réduisant à l’impuissance le poète qui se voulait prophète mais a échoué et, en plusieurs poèmes au ton d’une lucidité poignante, regrette jusqu’à sa naissance :
Épilogue
Je m’agenouille dans le vent. Mes os demain
tomberont de la croix.
Nul chemin de retour.
Je m’agenouille dans le vent :
près de l’étoile la plus triste.
Le poète (que Blaga compare à un aveugle ou à un chanteur lépreux) s’est efforcé vainement d’habiter poétiquement le monde et de lui donner voix. Il n’est plus que le témoin solitaire et silencieux du cosmos, qui lui impose de se taire et de renoncer à vouloir (tel Prométhée auquel Blaga comparait son cœur dans « les poèmes de la lumière ») porter la flamme d’une lumière neuve, comme si l’humanité était vouée au silence et à la nuit, en exil (tel Adam et Eve chassés du Paradis, qui sont des figures récurrentes dans l’œuvre de Blaga) hors du vrai monde dont l’humanité n’est plus digne, même si l’espoir subsiste qu’elle soit sauvée :
(…)
Quelqu’un a versé du poison dans les fontaines de l’homme.
Sans le savoir j’ai moi aussi plongé mes mains
Dans leurs eaux. Et maintenant je clame :
O, plus ne suis digne
De vivre parmi arbres et pierres.
Choses petites,
Choses grandes,
Choses sauvages – à mon cœur donnez la mort !
***
Nous les chanteurs lépreux
Consumés de blessures intimes nous traversons le siècle.
De temps à autre nous levons les yeux
Vers les prairies du paradis,
Puis nous baissons la tête, habités de tristesse plus grande encore.
Le ciel nous est fermé, et fermées les cités.
En vain les chevreuils s’abreuvent-ils à nos mains,
en vain les chiens se prosternent-ils devant nous,
nous sommes irrémédiablement seuls au milieu de la nuit.
Amis qui m’entourez,
que le vin réchauffe votre glaise,
que votre regard se dessille sur les choses.
Des porteurs de chant, voilà ce que nous sommes,
sous l’humus noir du firmament,
des porteurs de chant
devant des portes closes
mais nos filles enfanteront Dieu
ici même où aujourd’hui la solitude nous tue.
Eric Eliès
*Poemele luminii / Les Poèmes de la lumière (trad. Jean Poncet), Lyon, Cluj-Napoca, Jacques André éditeur, Editura Școala Ardeleană, 2016
Pașii profetului / Les Pas du prophète (trad. Jean Poncet), Lyon, Cluj-Napoca, Jacques André éditeur, Editura Școala Ardeleană, 2017
În marea trecere / Dans le grand passage (trad. Jean Poncet), Lyon, Cluj-Napoca, Jacques André éditeur, Editura Școala Ardeleană, 2018
Lauda somnului / Éloge du sommeil (trad. Jean Poncet), Lyon, Cluj-Napoca, Jacques André éditeur, Editura Școala Ardeleană, 2020
Voir aussi Lucien Blaga, La lumière d’hier, traduit du roumain par Andreea-Maria Lemnaru-Carrez, pastels de Sophie Curtil, Po&psy (Erès), 2019, 96 p., 12€. Extraits bilingues dans Poezibao.