« Quand Beckett riait »


Jean-Claude Leroy a proposé à Poesibao, pour les « Notes sur la création », cet extrait de « j’écris à quelqu’un’, d’André Bernold.



LE RIRE DE BECKETT

Malédiction de la philosophie. Pas la meilleure, mais la vraie, comme disait Spinoza. On n’en comprend aucune. J’ai lu cinq fois d’un bout à l’autre Différence et Répétition, qui est à mon avis le plus grand livre de Deleuze, et n’ai pas compris. Je me souviens d’une séance avec Beckett au sortir de l’agrégation de philosophie. Naguère, je m’étais contenté de parler d’un haussement d’épaule. C’est bien peu dire. Ce fut une explosion. Et tout ami de Derrida que je fusse, et de Deleuze, nous avons ri ; et quand Beckett riait, ce qui, il faut le préciser, lui arrivait très rarement, c’était encore et toujours son silence qui se déployait, car Beckett avait ceci de particulier qu’il riait en silence, aucun son, pas de hoquet ou de râle, quelque chose soudain de chevalin dans sa grande bouche fendue sur de gigantesques fausses dents, mais les yeux, les yeux, c’est les yeux qui riaient, étincelants bleus comme jamais. Eh bien j’ai vu ça, ce fut mon empirisme à moi, mon procès et ma réalité, et je dois m’estimer heureux, et me consoler par là de tout l’abominable reste. Finalement il n’y a plus pour moi d’écriture que privée, sous le sceau du secret.

André Bernold, in J’écris à quelqu’un, éditions Fage, 2017.

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