Marc Augé et “Casablanca”, un anthropologue au cinéma


Isabelle Baladine Howald lit ici le “Casablanca” de Marc Augé, tout entier tourné autour de ses “visionnages” du célèbre film.


Marc Augé Casablanca, Arléa, 2022, 103 p., 9€ (parution le 2 février)

Un anthropologue au cinéma

Marc Augé est un grand anthropologue, directeur d’études à l’EHESS dans le cadre du Centre d’anthropologie des mondes contemporains qu’il a créé avec d’autres, et est l’auteur de nombreux ouvrages dont Un anthropologue dans le métro, (Seuil, 1986). Il livre dans Casablanca (Arléa 2023, réédition d’un texte paru initialement au seuil en 2007) un tout autre type de souvenirs que ceux liés à son métier, en particulier les souvenirs de ses « visionnages » du film de Michael Curtis Casablanca, avec Humphrey Bogart et Ingrid Bergman. Le cinéma de son enfance était l’Action Christine, il y eut aussi le Champo, le Danton… je n’ai pas vérifié s’ils existaient toujours, je préfère y rêver… Y travaillaient les « ouvreuses » (quel nom plus poétique ?!). Âgé d’une dizaine d’années, il voit Casablanca l’inoubliable, avec ses deux immenses acteurs, et rêve bien sûr de la très belle Ingrid.

Au fond tout le récit est là, le souvenir du souvenir, la fameuse remémoration proustienne. Ici c‘est l’image, en noir et blanc, le grain de la pellicule qui reste dans la courbe de la rétine.
Comme les parents un tant soit peu intelligents ne limitent pas la curiosité enfantine, Marc Augé pouvait voir les mêmes films que ses parents. « Je ne suis pas vraiment ce qu’on appelle un cinéphile, non, j’ai trop mauvaise mémoire, mais j’ai vu tous les films et je peux les revoir sans ennui justement parce que je ne m’en souviens qu’en les redécouvrant. » Quelle justesse, car c’est toujours quelque chose, image, odeur, atmosphère mais aussi un moment dans le temps, qui lui reste dans une sorte de bulle qui elle, est précise, tandis que le souvenir semble souvent incertain et flou de ce jour-là et à ce moment-là, et provoque ce qui vient par dessous pour remonter, le souvenir. Revoir Casablanca, c’est l’attente de la remontée du souvenir, comme pour réintégrer dans l’enfance. Personne n’ayant vécu la même chose au même moment qu’une autre n’en a le même souvenir, si tant est que qui que ce soit d’autre puisse être conscient de ce moment-là. Marc Augé dit de ce souvenir cinématographique que : « c’est ma première expérience du temps induite par une œuvre de fiction » et précise qu’on ne peut jamais revivre un souvenir, juste essayer de « vivre à nouveau un commencement » puisque tout commence d’une histoire qu’on se raconte ou qui nous est racontée avec le souvenir, comme s’il n’y avait « rien » avant…

Tout récit est également « montage », peu de temps morts dans le temps cinématographique sauf bien sûr chez certains très grands qui filment tout, c’est le risque de l’ennui mais c’est surtout le bénéfice d’une attention soutenue (Angélopoulos, Bèla Tarr…). Le cinéma comme l’écriture – on dit : écrire un film – est hanté par le temps. Marc Augé en analyse finement et sensiblement les strates historiques et personnelles, l’exode, les déménagements, la campagne, la maladie de son père. Sa mère « rectifie » parfois certains des souvenirs. « Ainsi au fil des ans, avais-je réduit à quelques scènes essentielles l’itinéraire complexe, encombré de tours et de détours qu’avait empruntés ma mère lors de notre errance en France. … je remarque qu’elles correspondent toutes à des pauses dans le mouvement, à des lendemains d’arrivée qui étaient aussi des veilles de départ, à des moments d’attente et de ‘suspense’, pour autant que ce terme désigne à la fois la suspension du temps et l’imminence de l’événement ». Pour d’autres ce sera un surgissement à la faveur d’un parfum, d’un mot, d’une atmosphère sans événement dans le temps étiré d’une après-midi d’été – lire assise dans les branches du prunus, comme au-dessus du monde, rien avant, rien après, juste ce moment.

Le livre de Marc Augé, c’est aussi l’évocation du nom même, ce nom si ouvert : Casablanca, la ville. Un nom entendu dans l’enfance, par l’Histoire comme par le roman familial, le tout replacé dans l’époque. Il souligne également ces intonations de l’époque, voyelles sur lesquelles on traîne un peu, timbre de voix et le phrasé rapide si reconnaissable de Bogart et le sacrifice de l’amour qu’il fait au bénéfice de l’héroïsme, sacrifice qu’il fait pour lui mais aussi sans que cette femme ait vraiment son mot à dire et qu’elle le laisse finalement et faiblement décider… De même c’est sa mère qui l’aide à dater (j’avais écrit ‘déterrer’…) nombre de souvenirs, et fixer nombre de noms. Ce savoir disparaît à la mort des parents ou de la fratrie. En attendant c’est toujours un délicieux moment plein d’espoir que le « tu te rappelles ?… » et quelle que soit la réponse, on est enchanté.
Plus rien, plus personne ne vieillit.
« Le miracle du cinéma », c’est cela : on ne vieillit pas, les acteurs restent les mêmes et « cette jeunesse préservée ne nous inspire aucune nostalgie ».
Mais « Le cinéma est un art de la solitude » écrit Marc Augé : réalisateur, personnage principal souvent solitaire, spectateur, solitude de chacun. On dit : on n’est jamais seul avec un livre, mais on est seul dans un film, l’expérience n’est pas du tout la même. Et un film est souvent comme on dit, d’un livre, l’inverse n’est pas vrai, comme Marc Augé le souligne très justement. Le « spectateur qui a changé prend congé de celui qu’il était jadis, lorsqu’il voyait le film pour la première fois ». Tout est mouvant. « Rue de l’arrivée, rue du départ » citées dans cet ordre, en suggèrent l’idée, près de la Gare Montparnasse où Marc Augé aime à se promener, départ vers l’Ouest durant l’exode et les vacances…Puis ce fut l’Algérie et le retour, on n’en saura pas plus. C’est un livre magnifique, tout en nuances et en délicatesse.

Je me souviens, j’avais 14 ans, c’était un soir, au cinéma Pax aujourd’hui disparu, à Mulhouse, j’ai vu, pour la première fois d’une longue suite de visionnages Mort à Venise de Luchino Visconti. Je n’ai plus jamais été la même et en quelque sorte, ma vie, ma seule vie à moi, la plus secrète mais la plus vraie, commençait. Celle de Marc Augé est liée à Casablanca, et aussi aux coquelicots d’un bord de mer, qui lui donnèrent envie de partir, vers l’Afrique ou l’Amérique du Sud. Aujourd’hui il étude Paris de diverses manières. L’anthropologie est l’étude de l’homme, et l’homme, c’est souvent une petite somme de souvenirs épars.

Isabelle Baladine Howald

Marc Augé, Casablanca, Arléa, 2023, 103 p., 9€ (parution le 2 février)