Pierre Dhainaut, « et pourtant », lu par Michaël Bishop (III, 6, notes de lecture)


La poésie, force ou fragilité? Michael Bishop dévoile pour nous l’étroit possible, l’insistant questionnement proposé par le poète Pierre Dhainaut.


 

Le petit prologue de quatre vers de la longue suite éponyme du recueil – les deux suites qui suivent étant beaucoup plus compactes, Ajouter du noir, ou non et Ce qui va venir – semble vouloir ou simplement accepter la fatalité d’esquisser la poétique fragilisée d’une impuissance, d’une diminution frôlant la ruine, ce ‘pass[age] à perte / par effroi, par écroulement’ (9). Et ceci, paradoxalement, sous le signe d’un et pourtant, d’une rectification, d’un remaniement concevable, la voix du poème un ‘écho’ articulant un non-savoir et ainsi un questionnement – qui, à son tour, murmure un possible malgré la ‘faible{sse de] l’écoute’. Le ton, un ton, ainsi, est donné, et se répercutera partout avec ses mouvantes résonances, spirituelles et esthétiques au sens très large de ces termes, le poème devenant un théâtre de complexités, de tensions, acte et lieu d’incertitudes et de continuités, de sentiments de solitude, de rupture et de précaire entretissement. Le ‘comment dire’ règne (17), rien n’étant tenu pour acquis, ce qui, pourtant, impose une vigilance afin de compenser ce ‘manque [au cœur du] souffle’, phénomène et mot (20). ‘Vertige’ et ‘asphyxie menacent, ‘désavou[ant] l’enfant’ qui flotte dans la conscience (22), tout espoir ne s’avérant qu’une ‘attente’ (23), ce frustrant horizon où ne s’offre que ‘tumulte’ et ’mutisme’ (25), frêle spectre de ce ‘vers augural’ qui, étonnamment, reste envisageable, emblème du pourtant, de cet improbable, cher à Yves Bonnefoy, vibrant au sein d’un quasi impossible.

Vient en effet un moment dans le poème où il, le poème même, comprend la nécessité d’‘envisager sans réticence ce que l’on ignore’ (30), d’assumer son aveuglement, son doute, les traverser, se ‘désenrouer’, se ‘désassombrir’ (35). Modifier, autrement dit, les qualités, les valeurs de ce ‘chant’ que le poème ne cesse pas d’être, rythmant la face inhérente de ce qu’il est, atteignant à son altérité résiduelle, mais toujours, fatalement, par ses propres moyens. ‘Atteindre à l’extrémité de ces lignes’, écrit Dhainaut (42), celles-ci ne reculant jamais devant l’obstacle de ce qu’il voit comme une essentielle inexactitude au sein du langage – dont, pourtant, les enfants font fi, joyeusement, même (43). ‘L’écho’ au cœur de la voix poétique, le poème se doit de s’y fier, ‘[sans] preuves’, sans aucun auto-décodage, accueillant ce qui surgit sans possibilité de le situer, de l’identifier, ‘all[ant] dans l’unique, l’unique intention’ de s’inspirer de n’importe quoi, de tout, en effet (45-6), s’y perdant tout en s’y orientant. Un tel geste, instinctif, viscéral, surgi de l’énigme même de notre présence au monde, exige un consentement, une étreinte de l’innommable par le biais du nom. Le nom conçu loin de tout orgueil, toute notion d’un avoir, d’une prise de possession. Et le poème senti comme site intranquille, car destinalement mobile dans son/sa geste d’inaccès, d’incomplétion, se voyant plutôt comme simple offrande ouverte d’un sens aveuglant, comme blason d’une gratitude, d’une reconnaissance du Cela dont parlent les grands poèmes indiens et au sein duquel il opère ontologiquement.

Et pourtant s’avère en effet comme ce poïein, ce faire se battant, battant – il est une rythmique, libre, spontanée, presque sauvage dans un surgissement, un déploiement à peine orchestrés selon des critères esthétiques – pour affirmer sa fragile, discutable mais enfin réellement sentie pertinence au cœur d’une traversée de l’être, d’une fondatrice appartenance. ‘À-coups, arrêts, cassures, défaut de clairvoyance’ (58) marquent cette rythmique vouée simplement à ‘avanc[er] les mains [dans le feu fidèle]’ (63) de tout ce qui est, ceci sans savoir déchiffrer et loin de toute idée d’absolutiser quoique ce soit. Une ‘habit[ation]’ poétique (80) plongée dans l’insaisissable fuite de ce qui, pourtant, soulève son étance. Et le poème s’offrant ainsi comme signe de sa loyauté à celle-ci, à ce qui ‘déborde la page’ tout en, beau et refondateur paradoxe, ‘nous accroissant’ (85). Être, déjà un don; celui du poème, de chaque mot, un don en retour. Mais qui n’exige, ajoute le poème, ‘aucun retour’ (82) : ce doublement suffirait. Car l’énigme indicible de l’être ne cesse jamais de pleuvoir, de rendre faisable le faire, ce créer, ce ‘dessin furtif de nos lettres’ (105) au sein du créé. Face à tout ce que l’on perçoit comme le ‘mal’ (102), la ‘mort’ (124), tout ce qui voudrait accabler, anéantir – je reviens vers le ‘vertige’’ et ‘l’asphyxie’ que transcrivait le poème (22) – le geste du poème dhainhauien puiserait sa ‘lumière dans l’ignorance’ (122), donnerait un ‘visage’, qui chanterait au-delà du sens inscrit, de toute interprétation, à la totalité ontique. En cela il est geste d’amour (128), sa voix, insituable, inattribuable, sans cesse ‘dilapid[ant]’, ‘’aid[ant] à vivre, / tous les temps approuv[ant]’ (131).

Michaël Bishop

Pierre Dhainaut. Et pourtant suivi de Ajouter du noir, ou non et de  Ce qui doit venir, Arfuyen, 2025. 141 pages. 15€.


Deux extraits :

Reste auprès d’elle, reste avec elle,
la glycine effectue l’orbite
où la joie n’a pas la mort pour rivale,
le poème, non, aurait-il prétendu
la célébrer : à-coups, arrêts, cassures,
défaut de clairvoyance, on se raccroche
dans l’accumulation des chutes,
on n’a retenu aucun fil,
on a perdu l’image de la trame.     
p. 58

*

Des pierres, que signifie pour des pierres
perdre haleine ? En si petit nombre
nos tournures, cela n’est que cela,
un son qui sort d’un son, le réintègre,
et ce que l’on prend pour des stèles
compactes, la douleur aussi les perfore.
Venir, venir en aide, ravager le spectacle,
prendre sur soi le mal, quelques mots,
ânonnés, dégageront la route.      
p102