Patrick Wateau, « Halage », lu par Romain Frezzato


Romain Frezzato hale ici le lecteur de Poesibao à l’intérieur des pages de ce livre exigeant du poète Patrick Wateau.



Patrick Wateau, Halage, Le Cadran Ligné, 2024, 124 p., 16 €.


Les textes de Wateau résistent à tout discours. A toute sagacité. Qu’ils désobéissent au décryptage est pour beaucoup dans l’attrait qu’ils génèrent. Au fait aussi que peu s’y risquent – à braire derrière. Sans doute rien de plus anachronique que cette résistance. D’eux demeurent, après lecture(s), de vives et vaines formules, belles comme l’oubli, qu’on rumine et remâche sans que le goût s’altère. Je voudrais dire ici ce qui fait que malgré ma reddition au sens glissant du poème j’y retourne. Dire aussi que c’est précisément dans ce glissement du sens que le vers se produit, qu’est permis le poème. En d’autres termes, celui-ci commence où l’énoncé s’anomalise. D’où la récurrence, de livre en livre, des inversions (« la foudre sent », « qu’un signe prédise les prophètes »), des paradoxes (« comme si c’était vivant de se vider vivant »), des tautologies (« ses yeux sont devant les yeux », « le regard a horreur du regard »), comme façons d’attenter à la langue et avec elle au sens commun. Du bain du paradoxe, le vers ne sort que pour trembler – ailleurs, dans des pages et des têtes : « nos jours ne finissent pas avec nous ». À l’heure où souvent le poème s’étale limpide ou milite d’un dire partageable, Wateau s’obstine dans l’aporie. Des lignes s’assemblent dans ces pages, insolubles. Pourtant se joue là le devenir même du poème. Comme si à trop simplifier le dire, à en réduire le sens, la langue risquait d’en sortir avec quelques cicatrices de plus. Alors qu’ici, la déflagration tend à tonifier l’humus tranquille du mot. Voire, la syntaxe se radicalise, s’épaissit d’erreurs et d’errances :

« On
dans une chambre

l’air est fermé » 

  La grammaire anomale de Wateau offre un asile heureux. Le poète habite sa langue. Langue-État par lui bâtie. En sorte que la « veine-cave » du vers irrigue un corps de mots. En sorte que d’halage il n’est question qu’au cœur du texte. C’est sur la rive d’un canal syntaxique que Wateau hale le sens, tire la corde d’une embarcation rare. Et puis, après Traversaire, récemment paru chez Pariah, on note la persistance d’un cheminement, d’un désir randonneur. Là où le poète bouge encore, et avec lui l’homme, c’est le poème. S’arpente un sentier éclaté : bribes de voies, verbe court, distiques et monostiches privilégiés. C’est pourquoi sans doute les tautologies et paradoxes mentionnés plus haut laissent un arrière-goût claustral. Nul n’échappe à la formule – comme nul n’échappe au corps commun, lui aussi carcéral, à l’ouroboros du vivre. D’où ces notules éparses d’un corps en état de non-corps : « l’os poursuit la clinique de la chair / il poursuit son absence renoncée ». C’est d’un corps souffreteux que surgit le poème, désarticulé comme sa langue : « Ossature / dans le trait / ensevelir jusqu’à l’hurlante / chaque coudée sous terre […] Au testament de vie / les énigmes s’échinent / en audiences hargneuses // Les unes raclent les autres / quand le pied se retire de la jambe / Raclements / quand la jambe se retire du corps ». Érigne et rugine sont les outils du scribe. Lui qui racle dans le mot, qui rabote et crochète dans la syntaxe et le sens qu’elle hale. Bien sûr le rapport au poème – pour qui lit – se fait sur le mode de l’interrogation, d’un scepticisme fécond. Qu’est-ce qu’une « lumière vide » ? Qu’est-ce qu’un « non-os », une « eau de poils épucés » ? Que sont des gestes « déduits des doigts » ? Qu’est-ce encore que « chienner sa vie » ou d’« arriérer le testicule » ? Quelles images s’élaborent dans la tête de qui lit ? Au rebours du métaphorique, à son encontre, Wateau réfute l’image, ou la contraint, l’hystérise, jusqu’au point de rupture. Pur fait de langue. Mis dans l’impossibilité de visualiser (le « non-os », le « mange-magie » le « Gratte-Babel des langues »), le lecteur se coltine le phénomène sonore, l’aporie mentale du poème. Le « non-mot » comme unité centrale et noyau de l’« apostème » – que je n’entends pas seulement comme tumeur suppurante (qui est sa définition) mais bien comme poème apostasique (apostat + poème = apostème), soit défait de sa foi dans le mot, sa faculté de signifier, sa foi dans le sens d’un réel qu’il se plaît à dire. Reste après lecture cette impression crépusculaire d’un homme qui passe (avec sa langue), bref dans ce peu qu’est cette terre îlienne. Puisque « le natal quitte l’homme », puisque « le crâne recule d’un cran », puisqu’on « touche au sommaire des jours », puisqu’on vit « de bref », qu’on est « boiteux sur ses jambes », le vers watien est comme la corde du haleur tirant la barque du vivre vers d’autres non-rives. J’ai voulu dire ici ce qu’a de revigorant une telle parlure. Ce qu’a de ressourçant pour qui le pratique ce lignage-là. Halage emplit. C’est que « la langue au fond du ver[s] / laisse un goût sur la langue ».

Romain Frezzato

Patrick Wateau, Halage, Le Cadran Ligné, 2024, 16 €.


Un extrait :

            L’inexistence n’implique pas

            Elle résoud le sang mort

            Elle se regarde
            avec sanie
            chassie
            boyau
            qui parle
            comme une bouche

            Une à néant