Gérard Cartier invite le lecteur de Poesibao à écouter la voix singulière et mélancolique du poète et romancier Jérôme Leroy
Jérôme Leroy, Et des dizaines d’étés dorés, La Table ronde, 2024, 184 p., 17€
L’aventure du temps
Qu’attend-on d’un livre de poèmes ? Qu’il soit inventif dans ses thèmes ou dans sa forme, émouvant ou instructif, qu’il frotte une corde nouvelle ou qu’il réveille de très anciennes harmonies, exigences diverses et contradictoires ; mais avant tout, me semble-t-il, qu’il fasse entendre une voix. Celle de Jérôme Leroy est immédiatement reconnaissable, à son ironie aigrelette et à sa mélancolie. Elle se noue au présent, mais elle vient de loin (il faut chercher ses références, ses « alliés » comme disait quelqu’un, du côté des poètes dits mineurs, non moins aimés pour autant : Laforgue, Toulet, Mac Orlan) et, en nous ramenant incessamment au temps de nos premières émotions, celles qu’on n’oublie jamais, sur quoi l’on bâtit toute une vie, elle touche au plus sensible.
Ses poèmes sont faits de presque rien, d’instants fugaces, qui ont l’étoffe des songes, mais dont on sait qu’ils font les souvenirs durables. Si tout hasard est fécond, la façade d’un cinéma désaffecté comme une Lolita masquée, la plupart naissent des lieux, avec deux prédilections marquées, toutes deux d’essence modeste : les plages du nord (« …des îles / qui émergent à peine / plates comme les huîtres / du pays…») et, parmi les nombreuses villes où la littérature le conduit (Jérôme Leroy est aussi romancier), les sous-préfectures aux rues silencieuses, aux façades noyées sous la verdure, d’une étrangeté familière, où il se prend à rêver (et nous avec lui) de vivre en oisif au pied d’une église, à l’écart du siècle, dans un vieux jardin d’abbé… Et il y a souvent là une passante pour habiter l’absence. Jérôme Leroy excelle dans l’évocation de ces femmes surgies de nulle part, saisies en quelques traits, gravées en médaille, tels « les yeux pers / de la petite déesse / au masque chirurgical » rencontrée au temps de la pandémie…
…ou bien, loin dans le passé, « la douceur nuageuse / rieuse amoureuse / de la viking de terminale ». Car le présent sans cesse se dérobe. La moindre occasion jette l’auteur au pays des fantômes, au temps des petites amoureuses (c’est le titre d’un poème et le sujet de cent), et le voilà le fantôme de lui-même. La seule véritable aventure est le temps. L’instant est fugace, le passé éternel, et il se fait plus insistant à mesure que rétrécissent devant nous les années, qu’on se voit rejoindre les morts des photos sépia. Cet ensemble finit d’ailleurs par un musée des dernières fois – après quoi, embarquant dans la machine à remonter le temps, Leroy fuit la planète en flammes pour revenir à l’éternel été d’une plage, au temps des transistors, quand il avait encore devant lui « des dizaines d’étés dorés ».
Quoiqu’une puissante nostalgie imprègne ce recueil, l’époque n’en est pas absente, ni même l’actualité brûlante, témoignant d’une sensibilité à la réalité sociale (« les petits dealers d’échirolles / ressemblent aux enfants / de la guerre des boutons ») qui nous rappelle que Jérôme Leroy a pour avatar sur les réseaux sociaux un certain Cornélius Rouge. Les évènements, restitués en de brèves notations (« ça a sûrement bombardé sec / […] du côté de l’Ukraine »), sont toujours pris dans le réseau des affects immédiats – et rédimés à l’occasion par l’humour : « le beau temps est ma dernière / espérance politique ».
Nées de l’instant, écrites sur le motif ou « dans la chambre de l’insomnie », puis regroupées par thèmes assez lâches, ces pages visent à la clarté de la langue (avec de belles inventions, telle cette pie « dans son smoking de voleur victorien ») et au trouble du sentiment. On pourrait parler de leur écriture ; signaler l’attention portée aux rythmes, qui lorgnent ici et là vers la comptine (« vauban wazemmes vauban / comme un matin d’insomnie ») ; noter que contribue à cet effet la construction des poèmes, souvent enroulés sur eux-mêmes ou finissant sur un vers bissé, comme les chansons qui tournaient autrefois sur le Teppaz de Leroy…
…mais ce qu’il faut dire avant tout, c’est leur charme. Ils sont nourris de culture, mais d’une grande transparence, faits de peu, d’images prises dans le monde immédiat et de quelques sentiments insistants, mais ce peu tombe au cœur et il ouvre des double-fonds vertigineux dans le passé. Ainsi de ce poème exemplaire :
saint-valery-en-caux
il a su
– ciel bleu pâle novembre clair marée haute –
qu’il serait là pour toujours
– casino avec vue mouettes écume et galets –
qu’il ne mourrait plus
il a revu
– huîtres de veules nappe empesée baie vitrée –
la petite fille en vélo qui pédalait
– mer couleur des huîtres et falaise de marbre –
sur la jetée contre le vent
elle lui a souri
– rouille sur les ferrures odeur salée de l’air –
la petite fille qui pédalait déjà en 1975
– phares volets blancs et cabines démontées –
sur la jetée contre le vent
sur la jetée contre le temps
Gérard Cartier
Jérôme Leroy, Et des dizaines d’étés dorés, La Table ronde, 2024, 184 p., 17€