Patrick Kéchichian, “L’écrivain, comme personne (essai de fiction)”, lu par Anne Malaprade


Anne Malaprade explore ici le livre complexe et prenant de l’écrivain et critique Patrick Kechichian brutalement disparu en octobre 2022


 

Patrick Kéchichian, L’écrivain, comme personne (essai de fiction), Éditions Claire Paulhan, préface de Didier Cahen, 2023, 160 p., 18€.



Patrick Kéchichian est un écrivain rare et essentiel, brutalement décédé en 2022. Il a publié des essais et des récits centrés sur la littérature et la foi, écrit des préfaces et postfaces, participé à de nombreux ouvrages collectifs. Nous lisions régulièrement ses lectures critiques dans Le Monde, La Croix ou Artpress. Claire Paulhan révèle dans une note finale ponctuant son ultime livre qu’un « immense » Journal a été déposé à l’IMEC suite à son décès. Nous n’avons donc pas fini de découvrir et de redécouvrir cette œuvre singulière.

Ce dernier ouvrage, « anxieusement amendé et poli pendant des années » (Claire Paulhan), est constitué de trente brefs chapitres qui racontent le chemin de croix d’un sujet tourmenté : étape après étape, il voyage dans un monde empli de voix aussi inquiétantes que magnifiques. Patrick Kéchichian invente ainsi un genre hybride, l’essai de fiction, qui analyse, observe, objectivise, tout en recourant à la narration et en s’abandonnant au flux verbal. Il emploie tour à tour la première et la troisième personne, proposant une série d’autoportraits qui n’enferment jamais la conscience réflexive dans une identité close ou figée. Imposteur, témoin, procureur, avocat, « homme vaguement jeune » ou « jeune vieillard », accusé tour à tour candide ou vertueux, « petit bonhomme coincé dans son pré carré », « comédien maladroit », le critique est aussi un narrateur qui invente un livre à venir, « livre de vie et de vérité, livre de nudité et de lumière » capable de faire tomber tous les masques. Écrire, c’est entendre une ou des voix. S’y jeter, s’y noyer, s’y perdre — renaître. Ne plus entendre sa voix dans cette cacophonie, mais y déceler un appel ou une adresse suprêmes. Recourir à la voix des autres pour reconnaître sa propre mélodie.

Patrick Kéchichian retrace ainsi ce qu’on appelle, parfois, une vocation, lui préférant pourtant le terme de destin : soit ce mouvement par lequel un sujet construit son identité créatrice, nourrie de tous les murmures qui le hantent, le soutiennent et le soulèvent.

Cependant répondre à ces voix, et prendre acte de la dimension parfois furieuse de ses propres démons, est une entreprise périlleuse qui ne connaît pas le repos. Découvrant cet écrivain, comme personne (et il faut entendre ici et l’intensif de comparaison et ce comme signifiant « en tant que »), le lecteur revisite toute une bibliothèque sonore. Sous la prose de Patrick Kéchichian, on entend tour à tour Saint Augustin, Rousseau, Louis-René des Forêts, mais aussi Belinda Cannone méditant sur la figure de l’imposteur. À leurs côtés, comme à ceux de Benjamin Constant (« Tout en ne m’intéressant qu’à moi, je m’intéressais faiblement à moi-même »), Charles Baudelaire (« Le premier venu, pourvu qu’il sache amuser, a le droit de parler de lui-même »), Ariel Spiegler (« D’où vient cet appel à n’être plus personne ? ») ou Maurice Blanchot (« Un récit ? Non, pas de récit, plus jamais. »), cités en exergue, Patrick Kéchichian décrit les métamorphoses successives d’un plumitif et d’un écrivaillon, qui, par la grâce d’une conversion, advient au monde de l’écriture — mais d’une écriture conçue comme le prolongement de lectures par lesquelles un peu d’ordre s’offre au monde et au moi. Et si cette conversion, « événement unique, paradoxal, contradictoire, incommensurable, indescriptible puisqu’invisible », est en soi absolument anti-spectaculaire et hors langage articulé, les mots parviennent pourtant à esquisser la figure du converti : il est « celui qui bascule, qu’aucune force argumentative ou démonstration de réalisme ne peuvent retenir de basculer. Il est immobile. Il sourit, se précipite. »

Ainsi, au terme de cette épopée intérieure et intime, le sujet a trouvé un « équilibre inattendu » qui lui permet d’affirmer : « Je ne suis pas fou. ». La sagesse, alors, vise à accepter une forme d’anonymat, celle par laquelle sa propre personne se défait en personne : « En somme, je suis quelqu’un pour la seule et unique raison que je ne suis personne. » Et c’est bien parce que l’être de l’écrivain est vide qu’il peut laisser venir l’Être en lui — le monde, Dieu, les hommes, les mots, le ciel, la terre — qu’il colore d’un devenir mélancolique.

La très belle préface de Didier Cahen, qui convoque Marcel Cohen, Paul Celan et Edmond Jabès, souligne combien la langue inquiète de Patrick Kéchichian fixe, souverainement, le vertige, et nous donne accès à un monde intérieur autant qu’extérieur : aux deux infinis ?

Anne Malaprade