Patrick Beurard-Valdoye, « Lamenta des murs », lu par Eric Villeneuve


Eric Villeneuve explore ici pour les lecteurs le livre de Patrick Beurard-Valdoye et l’exposition qui lui est consacrée au CipM


 

Patrick Beurard-Valdoye, Lamenta des murs, Poésie/Flammarion, 2024, 358 p., 24€


Dans son « havre » d’exposition adossé à sa babélienne bibliothèque de poésie, le CIP-Marseille accueille jusqu’au vingt-huit septembre prochain l’ample matérialité du « Cycle des exils », l’œuvre au long cours (1982-2024) de Patrick Beurard-Valdoye.
D’entrée de jeu, on se trouve confronté à un étrange dispositif… Une installation non moins étrangement dénommée « La Schlitte du narré » et dont une luge en bois constitue la pièce maîtresse : un modèle quasi identique au « Rosebud » d’Orson Welles, le fameux traîneau (et dernier mot) de son « Citizen Kane ». Comme dans le film, en effet, ce précieux fétiche renvoie à l’enfance : à ses mystères, ses folles énergies, sa créativité débridée. Et c’est dans les vitrines thématiques formant la suite du parcours que le visiteur découvrira l’impact, sur la littérature, d’une telle créativité (d’enfant sauvage, donc, voire d’» Orlando furioso ») : l’avènement d’une œuvre baroque, protéiforme, qui très vite annonça à grands cris – et force idiolectes – l’ardeur que mettrait un jour l’auteur à déclamer ses textes en public, rejoignant ainsi, en ennemi de la « police secrète de la langue », en « Gadjo Migrandt », la très cosmopolite tribu des poètes sonores – dont Kurt Schwitters et Ghérasim Luca, des mentors aimés comme des frères.
Côté Edition, cela représente (mi-Al Dante, mi-Flammarion) un ensemble de huit forts volumes.
Côté Exposition, un cycle dont l’hétérogénéité est attestée par la diversité des pièces présentées. On peine à croire que l’atelier d’un seul auteur puisse recéler autant de « matériau », sauf à se dire que Patrick Beurard-Valdoye a vraiment « tout donné » (pour parler comme un athlète arrivé au terme de ses exploits sur le terrain).
Tout, oui : ses innombrables carnets de travail (ouverts aux pages les plus révélatrices), ses « bleus » d’écrivain (les dossiers contenant l’intégralité de ses jeux d’épreuves, tous de cette couleur), ou encore les livres d’artiste par lesquels différents plasticiens se sont associés à son work in progress, ou encore les quatre signes kabbalistiques imaginés avec Clara Debailly pour élargir le champ d’action de la ponctuation, sans oublier « Récitclage », son grand collage de « Fin de partie », sans oublier non plus, projetées en boucle sur les murs séculaires de la « Vielle Charité », les reconnaissances en images par Isabelle Vorle – peintre de champs colorés mais également réalisatrice de films expérimentaux – du grand œuvre désormais achevé.



Mais revenons un peu en arrière, côté vitrines, et penchons-nous sur les livres-sources du « Cycle des exils » : ceux dits « fermés » (dont Finnegans Wake, Jonas, Exil) et ceux dits « ouverts » (dont Les Tarahumaras, Le chant de la carpe, La mise en mots). Ouvrages avec ou sans jaquette originale de Vorle, et que viennent compléter différents emprunts effectués dans la bibliothèque de l’auteur, en particulier les « Cantos » d’Ezra Pound – que l’on nous présente « fermés » mais que le visiteur s’empressera d’ouvrir pour y trouver ceci :

Et puis avons descendu au navire,
Mis la quille aux brisants, droit sur la mer divine, et
Nous avons dressé mât et voile sur cette nef noire,

Trois vers dont semble découler (en mode miroir) l’incipit de « Flache d’Europe aimants garde-fous », l’avant-dernier volume du Cycle :

                            PUIS cendus de nave barge dévoilée nous

       avons traversé ,

       via la Leu rivée de traviole FÄHRE FÄÄHRI fauve phérie

C’est le mérite d’une telle exposition, en effet, que de nous inciter à rouvrir les livres dont nous pensions nous être éloignés à jamais… Preuve qu’en poésie, ce n’est pas comme en librairie : rien ne se perd, tout résonne !
De ces échos salvateurs, le « Cycle des exils » est le réceptacle par excellence : un « théâtre rethéâtralisé » de la langue, un « Globe » quasi shakespearien tant l’auteur s’y universalise, à remettre en jeu l’art poétique de multiples prédécesseurs – lui à qui la « Schlitte du narré » a donné, dès le départ, « La rage de l’expression ».
Et puisque le focus est mis, à présent, sur les incipits, voyons, après « Les Cantos » et « Flache d’Europe », ce qu’il en est des premières lignes de « Lamenta des murs » (le huitième et dernier volume du Cycle) :

             J’AI NAGÉ en juin mes
             fringues traînant sur la plage
             mon père bizarrement est entré
             dans l’eau tout habillé
             d’une lenteur annexant l’étendue

Des vers d’une simplicité sans égale. Et d’une fluidité qui « annexe l’étendue », en effet. Un peu comme si Patrick Beurard-Valdoye avait souhaité que l’on entrât par là dans son opus magnum : par l’ouverture la plus large (la plus accessible) qui soit. Ainsi est-ce toute la « Lucienne épopée » (premier chant de la « Décantate à Dunkerque ») qui constitue l’incipit de « Lamenta », et non uniquement les lignes initiales du poème.

             un incipit large, en somme
             voire grand large
   …

Précisons que « Lucienne » dérive de Lucien, le combattant au « souffle coupé », au « langage troué de télégraphiste » : rien moins que le père de l’auteur, pris au piège de l’enfer dunkerquois et tentant de rejoindre l’Angleterre sous « l’horripilon des obus », le « tintamarre des Stukas »…
Nous sommes en 1940, année où le joli moi de mai finit en désastre pour les alliés et où tout ce qu’a enduré Lucien, dans sa fuite éperdue, se communique à Patrick comme pour lui permettre de devenir un « compagnon de nage ».
L’osmose est telle, entre les souvenirs du père et le narré du fils, que les silhouettes de l’un et de l’autre, par moments, se confondent.
Pris dans le mouvement, avalant autant d’eau qu’il en faut pour empêcher que soit « réduit en cendres le plein de mots », on perd la notion des choses : on ne sait plus si c’est à bord d’un destroyer que l’on est censé se hisser, ou bien d’un nave barge.
   …

Pound, à nouveau : « Une épopée, c’est un poème qui inclut l’Histoire ». L’Opération Dynamo, en l’occurrence. Mais peut-être vaudrait-il mieux se tourner vers Bachelard, à présent… Certes, l’éminent philosophe n’est pas partie prenante de l’aventure, mais « L’eau et les rêves » s’impose comme le sous-titre subliminal de « Lamenta des murs ». Une fois lancé, en effet, on ne revient pas sur la terre ferme, le courant vous entraîne au large, irrésistiblement. Et c’est là qu’un autre nom magique pointe à l’horizon : une autre silhouette avec laquelle se confondre, qui sait, à un moment ou à un autre du parcours… Car si Cholodenko a pu parler un jour de « La tentation du trajet Rimbaud », Beurard-Valdoye, lui, semble mu par « La passion du trajet Artaud ». Il en a la folle dérive dans le sang. Et il fait preuve, dans sa reconstitution du périple passé, d’une minutie de détective holmésien, d’une sollicitude d’accoucheur (de témoins).
Cette maïeutique intimement littéraire, elle nous mène jusqu’aux îles d’Aran, dans le « purgatoire irlandé » du « suicidé de la société ».
   …

En Irlande, on le sait, coule la Liffey : c’est l’Anna Livia de Joyce, la femme qui « tient le discours d’une rivière », tant il se mêle de langues dans sa bouche prodigue…
Cette « Anna Livia Plurabella » devenue Anna Liffey, il faut voir (entendre, surtout) comme P. B-V. y fait rouler le nom de son cher « AA » :

            Antoine
            Antoneo
            Antonin
            Antonyme

Ou encore (autre déclinaison possible, dans le torrent de mots) :

            A. Arland
            Ant. Arland
            Antoneo Arland
            Antoneo Arlanapulos
            Antoine Artaud
            Antonin Artaud

Ou encore

            Momô le hiatus
            entre môme
            et momie

           
(alias Nalpas !)

Et enfin, comme pour annoncer le moment où les silhouettes vont se confondre, à nouveau…

                Mr Artaud alias saint Patrick (avec canne éponyme)

Une « confusion » qui n’a rien d’improbable ! Après tout, « Mister Artaud » était né à Marseille, le port (« les Docks ») où Patrick Beurard-Valdoye a donné sa première performance poétique…
Et puis, c’est dans le site phocéen que le (sic) « valdoyen » met un « méta-point final » à son « Cycle », étendant le principe du « Récitclage » à l’exposition toute entière…
De sorte que le visiteur pourrait bien se laisser tenter par l’enjeu premier d’une aussi vaste rétrospective : relancer le cycle du vivant – c’est-à-dire le cycle du poème – c’est-à-dire le Cycle des exils – en confondant sa silhouette de voyageur avec celle d’un lecteur.

            bref, monter à bord du nave barge
            (de la nef noire, de la Nef des fous)
            et, filant « droit sur la mer divine »
            annexer l’étendue…



Eric Villeneuve