Isabelle Baladine Howald explore ici une collection de lettres de Rilke sur le thème du deuil et de la mort.
« La diseuse de Oui »
« Il y a de la mort dans la vie et je suis stupéfait que l’on prétende ignorer cela »
R.M. Rilke
Lettre à Mimi Romanelli 8 décembre 1907
Les Belles-Lettres viennent de faire paraître des lettres de Rilke sous le titre Sa vie est passée dans la vôtre, lettres sur le deuil, lettres qu’il a adressées à ses ami(e)s, la plupart étant des femmes. Des extraits des Elégies de Duino entre autres sont intercalés entre les lettres, apportant ce souffle rilkéen si particulier.
C’est une question qui a mûri pour Rilke durant toute sa vie.
Bien loin d’être une pensée de la consolation, la pensée rilkéenne du deuil, assortie d’une profonde compassion pour l’endeuillé(e), est celle d’une élévation. Plus la douleur est forte, plus il faut se montrer à sa hauteur, non par masochisme, mais pour prendre cette douleur totalement en nous-mêmes, tant pour Rilke d’une part la vie et la mort sont incluses l’une dans l’autre – sans au-delà, d’autre part ainsi nous continuons à « porter », comme dit Celan, l’autre en nous pour le faire vivre encore.
Sans jamais nier la profondeur de la douleur du deuil, il montre avec douceur comment on peut ne pas mourir de cette douleur, mais la porter à la hauteur de celui que l’on peut être et à celle de celui qui a été : « … aucune des personnes qui m’ont été enlevées n’est partie sans que je sente que j’avais désormais une mission ».
On rejoint ici le très beau texte de Derrida dans Béliers (Galilée, 2003), contrant Freud et ses étapes du deuil pour éviter la mélancolie, étapes auxquelles je ne suis pas sûre que Freud croyait tout à fait lui-même, si frappé qu’il ait été dans sa vie. À partir du vers de Celan « le monde est parti, il faut que je te porte », « Die Welt ist fort, ich muss dich tragen », le « monde » étant l’autre, Derrida développe longuement ce devoir de mélancolie, cette responsabilité à porter le disparu, qui mène à explorer ce que pense Rilke du mort : « ce qu’il attendait de vous, ce qu’il aurait souhaité qu’il vous arrivât ». Cette responsabilité de l’autre ne va pas sans la responsabilité de soi, parce qu’il faut être à la hauteur de la tâche. Il y va tout autant de la responsabilité et de liberté du mort d’être désormais pleinement qui il est dans ce départ : « … il est définitivement là, complètement libre d’être là, et nous sommes absolument libres de le sentir. »
Il faut lui dire Oui, car parvenir à dire Oui, c’est par ce c’est dire oui à l’Ouvert, qui est sans doute la plus grande question rilkéenne. L’Ouvert, c’est dire oui à la mort en tant que « dernière chose que je reconnaisse » (extrait de son tout dernier poème en décembre 1926), en tant qu’accueil de ce dernier événement de notre vie, à vivre tout aussi pleinement.
Que cette mort ne nous reste pas « inconnue », voilà le précepte. Si nous acceptons, très effrayés, surtout très effrayés, son approche, nous toucherons à la connaissance de notre être.
« Comme la lune, la vie a sans doute une face qui nous est éternellement invisible, et qui n’est pas son contraire mais son complément qui permet d’atteindre la perfection, la complétude et le cœur de cet orbe parfaitement intact et plein qu’est l’être. … et je ne veux surtout pas parler ainsi dans le sens sentimental-romantique d’un renoncement, d’un contraire de la vie… la vie dit toujours en même temps : Oui et Non. La mort (je vous implore de le croire !) est la véritable diseuse de oui. Elle ne dit que « oui ».
Rilke, quand il écrit ces lettres, ne sait pas encore combien il va souffrir avant sa mort, mais la manière dont il l’a vécue, il l’a préparée durant toute sa vie, et au dire de tous les témoignages, a montré un courage et une lucidité hors pair. L’ « essence de la mort n’est pas notre ennemie », elle est toutefois difficile à affronter, il ne le nie jamais.
« Place-là face à toi, de toutes tes forces, cette chose épouvantable, et tant que tu n’y parviens-pas, fais semblant d’être intime et à l’aise avec elle… » : c’est une exigence, c’est bien le moins que nous puissions faire pour l’autre, mais aussi pour être dignes de notre vie, et s’il faut pour cela parfois ruser, faire semblant en attendant d’être tout à fait prêts, faisons-le. Mallarmé ne dit pas autre chose durant la maladie de son fils Anatole « veux/ déjouer mort », comme si c’était possible, comme si cela pouvait retarder quoi que ce soit, une pauvre ruse en attendant que père et fils soient prêts. Et une fois la mort arrivée, une fois que le vivant a acquiescé et devient mort, celui qui reste ici Rilke : « … Puissé-je entreprendre de te dire, mort que tu es, toi volontiers,/toi passionnément mort », c’est la tâche du vivant, dans l’irréductible expérience, dans l’absolu différé entre ces deux irréconciliables temps, respectant ce qui serait l’acceptation de la mort pour le vivant mais aussi pour le mort.
Certains conseils de Rilke sont d’une extrême simplicité :
« Reprendre sans réserve contact avec la nature… s’obstiner à avancer, lucidement, même dans les moments les plus ordinaires de notre vie quotidienne ».
Nous en avons tous fait l’expérience, vivre en surface, comme les insectes sur les étangs, se laisser flotter, respirer à peine, le temps que nous soyons capables de faire face mais aussi pour le mort à qui arrive cette expérience terrible : « le ne plus vivre était-il encore bien loin de l’être-mort ? » (Requiem)
Dans ces quelques 90 pages de lettres, la leçon est là : apprendre à mourir, on le sait aussi avec les Anciens et avec Montaigne, c’est ce qu’il faudrait réussir. Cette pensée culminera dans la poésie des Elégies de Duino avec le « visage radieux » de l’Ange pour nous aider à regarder « la face détournée de la vie qu’est la mort », « car il n’y a pas un ici et maintenant ni un au-delà, seulement l’unité sans limites… ». Et apprendre à mourir, c’est aussi aimer intensément les choses, ces choses pleines d’elles-mêmes de Rilke, les fleurs, les enfants, une simple journée, l’aimé(e) qui nous restera proche longtemps après qu’il(elle) ait disparu(e), alors que l’ami lointain fait sentir encore davantage que nous ne l’avons peut-être pas assez connu ni aimé.
Il faudrait compléter la lecture de ce petit volume par celles des immenses Requiem (Fata Morgana, 1996) que Rilke a écrit à la mort d’enfants ou de jeunes filles.
Rilke dans ses « Lettres… » parle peu de Dieu et pas du tout de religion, mais plutôt d’ « Introduction au Tout. », c’est très explicitement une pensée de l’Être.
Le volume est complété par des lettres d’écrivains à leur amis frappés par un deuil, très justement choisies, toute proches de la pensée de Rilke, répondant comme en écho dans les Requiem : « J’ai des morts, et je n’ai pas voulu les retenir,/et je fus étonné de les voir si tranquilles, si vite chez eux dans leur être-mort, si légitimes,/si différents de ce que l‘on croit. … Ô ne va pas m’ôter ce que lentement j’apprends/…
… je ne crains pas de contempler les morts. Quand ils viennent,/ils ont un droit à s’attarder/ dans nos regards, tout autant que les autres choses… … Ne reviens pas en arrière. Et donc –si toutefois tu l’endures–/sois morte chez les morts. Les morts ont fort à faire./mais aide-moi pourtant, sans dissiper tes forces, comme m’aide/en plus d’une occasion de qui est le plus loin de moi : en moi. »
Isabelle Baladine Howald
R.M. Rilke Sa vie est passée dans la vôtre, Lettres sur le Deuil, Les Belles Lettres, préface, notes et traduction de Micha Venaille, coll. Domaine étranger, 2022, 128 p, 13€.
Sur le site de l’éditeur, avec un extrait audio.
R.M. Rilke, Requiem, Fata Morgana, 1996, trad J.Y. Masson
S. Mallarmé Pour un tombeau d’Anatole, Seuil, introduction et notes Jean-Pierre Richard, 2006