Seizième et dernière contribution à la première série de cette Disputaison autour de l’écriture en français, celle de Jody Pou
Je vois mon écriture comme une forme plastique, faite de matière malléable et solide. L’objet de mon art poétique est l’histoire d’un chant de soi. Il est en franglais, français et anglais mélangés.
Même si le poète choisit de ne pas être sujet de ses propres poèmes, le rythme, la syntaxe, la grammaire et leurs fractures de langue, de son, de forme (et dans ma poésie propre : les dynamiques musicales, la performance même des poèmes, souvent chantés), le choix des sujets — tout ceci constitue l’objet plastique de la poésie, l’histoire d’un chant de « soi ».
Ces éléments interagissent, sont modelés ensemble pour construire le sujet de ma multiplicité. Je pose l’objet que j’ai créé par instinct de survie, et le lecteur ou celui qui écoute la performance peut éventuellement considérer sa propre multiplicité, ou non.
Pour faire parler ce « multiple », il faut en premier lieu rejeter la facilité. Beckett qui écrit en français ou Stravinsky qui compose « The Owl and the Pussycat » montrent ce besoin de casser, de désacraliser la langue, les méthodes apprises, que ce soit en poésie ou en musique. Cela requiert la désacralisation du « soi » qui, ayant longuement appris les règles d’appartenance à un groupe unique et se retrouvant comme neutralisé par celui-ci, cherche une issue. La survie, ou le I can’t go on I’ll go on de tout cela, passe par un certain démontage afin de mieux construire, démontage parfois plus violent encore chez d’autres : la destruction.
Il faut un certain courage pour abandonner sa propre culture ou sa langue maternelle, ou les deux, même. Mes ancêtres l’ont fait de diverses façons et maintes fois.
Le nom POU, dont je suis la dernière représentante de la lignée, vient du catalan ; cela veut dire puits. En Provence, on retrouve souvent ce terme sur les anciennes plaques de rue. Il provient du latin puteus et se prononce POW ! Like Batman. Mes Pou(s) (poux, eh oui… je sais) ont débarqué en 1730 aux États-Unis, en Caroline du Sud plus précisément. L’histoire, les archives et l’ADN les situent d’abord en Caucase, puis en Catalogne au XIIIe, puis en France pendant plusieurs siècles. On trouve même un écuyer né à Aix-en-Provence avec la particule de, « de Pou ». Puis re-Catalogne, pour enfin émigrer en Écosse sur l’ile de Skye et entreprendre le long voyage à travers le gouffre de l’océan vers des eaux plus sombres, infestées d’alligators, aux States.
De l’autre côté de ma famille, les Ricci sont originaires des Abruzzes et, plus loin dans le temps, de Gênes (di Genova). Ceux-là ont émigré aux États-Unis au XXe siècle via Ellis Island.
D’autres ancêtres incluent (officiellement) le demi-frère de George Washington lui-même, ainsi que des quakers d’origine allemande, installés en Pennsylvanie.
Plusieurs d’entre eux ont combattu pendant la guerre d’indépendance ici ou là dans les 13 colonies d’origine, et certains ont rédigé les lois qui gouvernent encore aujourd’hui le peuple américain.
Alors, je vous le demande : suis-je Américaine ? Étaient-ils Américains ? How many languages is that? What is my original language? What should it be? You may answer Catawba for the Pou(s). I would understand that.
Les Américains actuels sont obsédés par la généalogie. C’est normal : on ne sait que rarement d’où l’on vient. Certaines origines restent secrètes, forcément. Donc, on pense voir apparaître la vérité sur la page, dans cet arbre de noms, mais il est peu probable que cet arbre soit « pur ».
Ces secrets, qui désacralisent l’origine et donc le « soi », m’intéressent plus particulièrement.
Il y a 20 ans, j’ai vécu dans un grand jardin, en face duquel il y avait un mur, derrière lequel il y avait un autre jardin dont on apercevait la cime de quelques plantes. Il paraissait évident, étant donné le contexte de ce jardin, son ancienneté, qu’il était composé de roses, d’acanthes, de kakis. Mais le mur, obstruant ma vue, me permettait d’y planter ce que je souhaitais. Et ce, chaque jour selon mes envies.
Ce non-jardin, cet endroit où il aurait pu y avoir n’importe quoi, m’émerveillait, car je pouvais en faire le lieu de ma création au fil des jours, ma genèse.
Insérer le « soi », ses secrets, son jardin, dans ces formes, rythmes, jeux, syntaxes, et désacraliser les sujets, la grammaire, etc. me permet de créer une forme plastique, malléable, changeante selon la lumière, d’y planter une « langue » tout autre, qui empêche la langue elle-même de projeter son ombre sur cette histoire de multiplicité, du multiple. Utiliser la langue pour empêcher la langue de primer.
La langue de Molière n’est pas mienne. Je n’y ai pas droit, je le sais. Le conservatisme autour de cette langue ne m’y invite pas. Il me chasse. Il en a chassé tant d’autres. Et donc, cette vigilance permanente autour du français est très intimidante pour un étranger.
Au lieu d’insister, de « parler elle-même, la langue, dans sa langue, autrement… » comme l’écrit Derrida — autre chassé —, je préfère la briser, la désacraliser, l’éclater, peut-être pour l’appauvrir via ma langue maternelle qui est plus vive, plus immédiate. Non par désir de vengeance, mais par nécessité de survie, et si je suis honnête, paradoxalement, par envie de demander à la langue française de me prendre en considération, ne serait-ce qu’un petit peu.
Je n’écris pas en français. J’impose au français ma propre langue, la langue de soi, plastique et solide, et qui tente de refuser « le procès non natural de constructions politico-phantasmatiques » the only way I know how ; il se trouve que mon « soi » inclut la langue anglaise… ceci est mon monolinguisme. I have one language. It is completely mine. Et I offer elle.
« S’inventer sans modèle et sans destinataire… » (Derrida, Le monolinguisme), pour « dire soi », ou plus précisément, questionner « soi ». Et le chanter aussi, car telle est l’origine de la poésie, qui ramène toute parole à une singularité, à la paix d’avant Babel.
Jody Pou
Née aux États-Unis, elle s’installe en France où elle est artiste plasticienne, soliste et poète. Ses livres sont publiés aux éditions Les Petits Matins (Will, en 2019) et au Bleu du Ciel (Je pensais que j’irai en bloom, en 2014)
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16- Jody Pou
Image : Érik Desmazières, Haute galerie circulaire, pl. VII de la suite Onze estampes inspirées de « La Biblioteca de Babel », 1998, eau-forte et aquatinte, 35,5 x 25,4 – source