Isabelle Baladine Howald traverse ici pour les lecteurs, la longue méditation de Nicolas Pesquès sur les peintures de Gilles Aillaud.
Nicolas Pesquès Chères images peinture et écriture chez Gilles Aillaud, L’atelier contemporain, 2023, 178 p, 20 €
« La pensée comme une grande forme légère »
Nicolas Pesquès est le poète de la colline de Juliau, Gilles Aillaud est le peintre du corps de l’animal.
Même recherche d’un centre autant que d’un contour. L’une, la colline, est immobile à jamais, « colline dont on ne fera jamais le tour », l’autre, l’animal, n’est immobile que quelques fractions de seconde, ou le temps d’un somme.
C’est un parallèle qui nous est proposé, c’est l’hypothèse de Nicolas Pesquès pour sa colline, et qu’il voit de même dans son commentaire de la peinture de Gilles Aillaud : « le dehors nous vient d’abord comme une image ». Évidence, me dis-je, tu parles, oui, « ce qui se conçoit bien s’énonce clairement » comme disait mon vieux professeur citant Boileau, encore faut-il le concevoir aussi bien.
Pas d’images dans un livre sur les images, c’est étonnant mais c’est ce n’est pas un choix de l’éditeur. Passons sur ce dommage, et disons tout de suite que c’est au fond peut-être une chance de ne pas avoir à se référer, à appuyer son regard sur les images, car ce petit miracle ne peut avoir lieu que par la force du texte de Nicolas Pesquès. Comme il dit : on s’en occupe autrement. C’est dit et c’est fait. Écrire sur l’art quand on aime l’art, c’est difficile de s’en empêcher. L’art attire par l’énigme même de son existence, de cette apparition qu’il est à chaque fois, « il faut la considérer comme une origine ». Vertiges des traces sur les parois de Lascaux aux croquis de Gilles Aillaud d’où surgissent ces faces si puissantes.
Si le titre Chères images me laissait un peu perplexe, l’explication me convient : « chères en effet comme un lien et une attraction qui ne faiblissent pas, ne connaissent aucune usure. »
Cela, en totale hantée que je suis par les mêmes choses et les mêmes images, je le comprends. Mouvement, encore, coulée, risquons le mot à partir d’un verbe de Gilles Aillaud. Regarder les corps des animaux qui « se contentent de passer », c’est leur verbe être à eux. On ne marche jamais dans le même air, pour paraphraser Héraclite.
Ce que Gilles Aillaud sait dessiner et peindre à merveille, c’est ce « tourné » dans le mouvement animal. Eux seuls savent vous regarder tout en n’étant pas de face. Le tourné a lieu entre la base du col et le bas du dos. Regardez le chevreuil dans son allée, tout de profil, sauf sa tête qui vous fixe.
Nicolas Pesquès fait inversement mais exactement le même geste dans ses Juliau (le 19ème volume est à paraître) : il regarde la Colline ne pas passer et c’est son être à elle.
Peindre et écrire sur la peinture ne sont pas la même chose mais écrire et peindre peuvent certainement être la même chose : chercher. Comme l’image ne se ressemble jamais totalement, tout est toujours à refaire, que certains repèrent la ressemblance et d’autres la différence, « chose rejointe », qu’importe, on continue, « on s’en occupe ».
Il y a plein d’animaux, plein de mondes et plein d’autres mondes.
« Qu’est-ce que je fais quand je dessine un mammouth ? Pourquoi cette envie ? qu’est-ce que ça change entre nous de l’avoir fait ? », oh cette question, comme j’aimerais l’avoir pensée, écrite : qu’est-ce que ça change entre nous ?
Certains les voient, d’autres les imaginent, d’autres encore en restent à un monde, au centre duquel se tient l’homme de Vitruve tout puissant. Dans la peinture de Gilles
Aillaud comme sur la colline de Nicolas Pesquès, point d’hommes. Ce n’est pas qu’on les ait assez vus, quoique… mais l’image animale, la chose colline – la montagne Sainte Victoire de Cézanne est le motif de « la vérité en peinture » dans le tapis du livre -, cela propose autre chose, un autre regard, non habitué, non lassé.
Nicolas Pesquès n’a pas une vision douce de son travail tout au contrait c’est l’âpreté voire le combat qui le guide, il se tape le mur de sa colline depuis des décennies, ce n’est pas rien.
Comme il se risque à dire qu’il a adoré l’apparence, j’ose dire que j’adore cette façon d’y aller, cette confrontation à la figuration.
Cela n’empêche en rien la grâce de cette phrase dans le superbe texte, le poème devrais-je dire tant il semble lui aussi couler, Dans le mauve à l’aplomb des corbeaux (commentaire d’un tableau de Gilles Aillaud) :
« Tant d’animaux, depuis si longtemps.
C’est qu’il y a attirance pour la bête, pour l‘ancienneté et pour la fraîcheur animale : pour quelque chose qui est avant et depuis le savoir.
Surtout, ne pas parler en leur nom. »
Les animaux de Gilles Aillaud sont si justes dans leur mouvement. « Il peint comme elles broutent, comme elles meuglent ». Comment fait-il pour que donner l’impression que les crocodiles se coulent dans l’eau alors que le tableau est immobile ? Et en effet « les bêtes sont devenues picturogéniques. Nous n’y trouvons plus que de la beauté. ». Danger de l’image, contre lequel seul peut l’acharnement du travail (il n’y a pas à idéaliser) :
« Une bête, une colline, ce qu’on a sous les yeux : face à quoi on s’applique, incertain et têtu. Recommencer à peindre comme s’il fallait peindre le commencement, plus près du commencement à chaque bête, chaque bête comme un début, et chaque paysage comme l’origine de tous les yeux.
…
Ce qu’on a sous les yeux, et qui vit. Peindre la bête comme avant Lascaux, grâce à ce presque rien en retour qui permet le pas en plus, le pas recommencé ; qui permet de subvertir l’oubli, la rature de l’oubli qui autorise le pas ».
On est au bord de la métamorphose : « maintenant je veux rentrer sous terre, ou à fleur d’eau ; je veux nager dans la matière sans épaisseur, sous l’accélération du sens. » que se passe-t-il d’autre en effet quand on se laisse porter par la surface de l’eau comme du tableau un jour d’été. À quoi joue-t-on ? Juste à être.
Isabelle Baladine Howald
Nicolas Pesquès Chères images, peinture et écriture chez Gilles Aillaud, L’atelier contemporain, 2023, 178 p, 20 €
Merveilleuse édition en complément des textes de Gilles Aillaud sous le titre Pierre entourée de chutes, écrits et entretiens sur la peinture, la politique et le théâtre, 1953-1998, éditée et présentée par Clément Layet, L’Atelier contemporain, éditions Loevenbruck, 2022, 605p, 30€.
Et rappelons l’inlassable obstination de Jean-Christophe Bailly à faire connaître le travail de Gilles Aillaud dont il a parlé bien avant tout le monde, Gilles Aillaud, ed. André Dimanche, 2005.