Monchoachi, “Retour à la parole sauvage”, lu par Eric Eliès


Eric Eliès rend compte pour Poesibao de sa lecture approfondie d’un recueil d’essais et de réflexions du poète martiniquais Monchoachi


 

Monchoachi, “Retour à la parole sauvage”, Éditions Lundimatin, 2023, 276 p., 16€


D’emblée, le livre décontenance par sa couverture dont la blancheur immaculée suscite le sentiment d’un effacement, comme si les mots avaient reflué pour faire place à la « parole sauvage », et installe un silence retenu, où le titre semble comme chuchoté à voix basse à l’oreille du lecteur…

A l’image de la couverture de ce recueil d’essais et de réflexions, Monchoachi est un poète singulier et presque secret. De même que la montagne du Vauclin, où réside le poète dans le sud de la Martinique, offre (du haut de ses 500 mètres dominant les mornes alentours) deux versants opposés, l’un tourné vers l’Atlantique l’autre vers la Caraïbe, l’œuvre de Monchoachi présente deux faces complémentaires, l’une politique, d’une très grande clarté et porteuse d’une réflexion sans compromis sur la société antillaise et la civilisation occidentale, et l’autre poétique, d’une écriture exigeante et mystérieuse, où un souffle mystique résonne en des profondeurs obscures creusées dans l’épaisseur des langues (français, créole, espagnol, latin, grec, etc.) que le poète convoque et subvertit pour éveiller l’écho de l’indicible. Ce recueil de courts essais, qui rassemble des textes anciens (dont certains déjà publiés) et des textes récents, réunit les deux versants de l’écriture de Monchoachi et peut presque apparaître comme un sommet qui donne à voir et éclaire aussi bien la parole politique que la parole poétique. Les textes sont tous autonomes mais leur succession savamment réfléchie confère au recueil une cohérence globale d’une remarquable densité, comme si la pensée progressait par rebonds successifs et ne cessait de s’enrichir pour dégager les contours d’un chemin d’accès vers une nécessité vitale : habiter poétiquement le monde. Cette référence à Hölderlin n’est pas fortuite ; explicitement reprise et placée au cœur de l’ouvrage, elle dévoile l’intention de Monchoachi et justifie sa condamnation radicale de la civilisation occidentale, technicienne et prédatrice, qui détruit le monde et l’humanité.

La récusation de l’hégémonie occidentale, et de la mondialisation du libéralisme économique qu’elle impose comme modèle civilisationnel, est commune chez de nombreux penseurs et philosophes altermondialistes. Néanmoins, l’ambition de Monchoachi dépasse – de très loin – les discours usuels sur le racisme, sur les inégalités sociales et les antagonismes historiques issus de la décolonisation : en effet, et contrairement à ce que pourrait laisser croire la postface du philosophe Jean-Christophe Goddard qui exalte la pensée de Monchoachi dans ses dimensions politiques et militantes, Monchoachi pense le monde, le monde actuel et le monde à venir, en « poète absolu », avec la même ferveur incandescente que les romantiques allemands (Hölderlin, Novalis…), qui voulaient provoquer le surgissement d’un monde capable d’accomplir la plénitude de notre présence au monde, ou que Rimbaud (dont le poème « Enfance » fait d’ailleurs l’objet d’une longue digression dans « La première parole »), qui dénonça en quelques fulgurances les prétentions de la civilisation occidentale et assigna à la poésie le devoir d’« étreindre le réel » et de retrouver le vrai monde (« nous ne sommes pas au monde ») dans sa densité charnelle et ses mystères. Même si les textes ont parfois des accents de pamphlet, Monchoachi est un poète et l’objet de sa parole est d’habiter poétiquement le monde, non de prendre position dans un débat politique.

C’est un étrange monde que celui dans lequel nous sommes, qui non seulement ne nous prépare ni nous habitue à la poésie, mais plus encore, nous détourne d’elle. Car la poésie ne consiste pas essentiellement et tout d’abord dans le fait d’écrire et de lire de la poésie. Nous ne pourrons même lire avec quelque profit, voire écrire de la poésie que pour autant que nous aurons commencé de pénétrer ce qu’est la poésie, et qui consiste à laisser venir et advenir le monde comme présence : la poésie est donc d’abord et avant tout un mode d’habiter le monde.

D’ailleurs, alors que j’avais initialement songé que le titre « Retour à la parole sauvage » décochait un lointain clin d’œil à la négritude du « Retour au pays natal » de Césaire, les clivages identitaires issus de la colonisation, la créolité et la négritude sont très peu évoqués, comme si Monchoachi s’inscrivait dans une autre perspective que les luttes politiques antillaises. En fait, et contrairement à, par exemple, Patrick Chamoiseau qui s’inscrit dans le sillage de Glissant, Monchoachi semble à la fois au-delà et en-deçà de ces combats ; portée par une conception de l’homme qui engage la totalité de notre rapport au monde et dépasse les contingences historiques, et engagée dans un retour aux sources, primitives et primordiales, de notre humanité, la pensée de Monchoachi, nourrie par sa vaste érudition, y compris des racines de la civilisation occidentale et notamment de son histoire linguistique (l’étymologie étant, pour Monchoachi, un outil privilégié d’analyse et de dévoilement des sens cachés), ne vise qu’à renouer avec le monde et rétablir un dialogue intime et vivant avec les choses, les êtres et les lieux. Ainsi, dans « Dire le nom, c’est commencer une histoire » et « Nha caéra, rété, habiter », Monchoachi célèbre l’art des Indiens, d’Amérique et des Caraïbes, de donner à ressentir la beauté singulière d’une terre, à la peupler de présences (rivières, montagnes, sources, roches, etc.) et à créer une connivence entre les hommes et les lieux, alors que la toponymie occidentale est une désignation d’appropriation visant à imposer un ordre politique (exemple : Fort de France) ou doctrinal, notamment par la déclinaison de la martyrologie chrétienne (exemple : Saint-Pierre). André Breton, dans « Martinique, charmeuse de serpents », fut sensible à la beauté mystérieuse des noms de lieux, riche d’évocations, au point de les rassembler dans un court texte d’énumération…  

Les langues occidentales sont devenues des outils servant à niveler et araser les singularités. Ainsi qu’il l’a déjà évoqué – mais de manière beaucoup moins évidente et accessible – dans son recueil poétique « Fugue vs Fug – Lémisté 3 » (présenté sur Poezibao), Monchoachi considère que l’invention des voyelles, au sein des langues alphabétiques, a provoqué une rupture dans l’histoire de l’écriture, qui a permis l’essor de la pensée conceptuelle et à la communication écrite de supplanter la transmission orale. En quelques siècles, la civilisation occidentale a peu à peu perdu contact avec le monde, avec les forces de la nature et avec les autres peuples, et a élaboré une représentation rationnelle et fonctionnelle, d’une terrible efficacité, qu’elle a imposée en unique modèle valable mais qui s’avère aujourd’hui mortifère. Décuplée par la puissance des techniques et aveuglée par sa mainmise sur la planète, l’illusion quasi messianique d’un Progrès continu asservi à la Raison (dont Rimbaud et Nietzsche, que Monchoachi cite à plusieurs reprises, s’étaient tous deux moqué) soumet les hommes et organise le monde afin de les rendre productifs et entretenir son propre mythe… La condamnation est véhémente et profondément argumentée : sans vocifération indignée ou revendication victimaire, Monchoachi s’exprime avec une clarté sereine et une lucidité aiguisée, qui imposent l’évidence de sa thèse malgré la radicalité du propos. En effet, Monchoachi assume pleinement toutes les conséquences de sa condamnation du modèle civilisationnel occidental et du libéralisme, y compris de la démocratie qu’il assimile (avec des termes qui m’ont étonnamment parfois fait songer à ceux de Bernard Henri Lévy dans « La barbarie à visage humain ») à un totalitarisme masqué. Il condamne avec la même virulence le marxisme et tous ses avatars, reprochant au marxisme d’être resté ancré dans le mythe du Progrès et, en ne s’attachant qu’à redéfinir les rapports de production, d’avoir échoué à s’attaquer aux causes profondes. Enfin, il rejette (et ce dès les premières lignes du texte « Dans la glace du temps présent », qui ouvre le recueil) toutes les voies d’intégration, d’assimilation, de métissage, de négritude ou de créolisation, qui ne sont pour lui que des variantes locales de domination, par lesquelles le modèle occidental se déploie en s’adaptant et impose à toute l’humanité la dictature totalitaire de l’Unique… Pour Monchaochi, le racisme a évolué ; il n’est plus l’idéologie de domination qui justifia autrefois la suprématie occidentale mais le principe de soumission à un modèle hégémonique (et dont les Européens sont eux-mêmes victimes !) via l’intériorisation par tous les hommes de principes et valeurs qui les empêchent d’inventer des voies alternatives et les emprisonnent dans la « glace » d’un présent dont la frénésie technologique et la fièvre consumériste ravagent le monde et nous précipitent vers la destruction.

La civilisation est au fond de l’impasse où l’a menée son postulat : la fabrication d’une société artificielle, technicienne, en rupture avec la nature, en l’exploitant et en la dévastant. Elle ne peut plus reculer ni avancer. Elle ne peut que rafistoler pour chercher à « durer ».

De partout monte le sentiment qu’inexorablement le monde s’obscurcit. Et à ce sentiment répond, en écho, une aspiration diffuse à vivre dans la beauté.

Pour y échapper, il n’y a pas d’autre alternative qu’une révolution totale dont l’objectif sera la destruction du modèle occidental et la reconquête de notre humanité. Reprenant à son compte l’injonction de Confucius confronté au désordre qui troublait les royaumes chinois, Monchoachi veut tout d’abord « restaurer le langage » car les mots, aujourd’hui, ont pris un sens paradoxal et trompeur. Monchoachi (qui aurait pu citer Armand Robin et sa dénonciation de la fausse parole) prend pour exemple les droits de l’homme et la liberté, qui incarnent le masque aimable de l’Occident. Or qu’est-ce que la liberté aujourd’hui ? Dans son usage moderne, la liberté ne mesure plus que la faculté à jouir sans entrave de droits à « faire », à « dire », à « posséder », etc. Cette conception révulse Monchoachi, qui considère que la liberté véritable relève de l’ « être », qu’elle se conquière dans une lutte (citant Nietzsche, Monchoachi fait l’éloge du guerrier – ce qui le rapproche ici de Patrick Chamoiseau) pour, par le dépouillement (le « non-agir » de Lao Tseu), nous libérer des désirs et des peurs qui nous empêchent de devenir un homme authentique, c’est-à-dire un homme qui (je cite à nouveau Rimbaud) « possède la vérité dans une âme et un corps » et retrouve le sens de son unité avec le cosmos.

Le langage ayant été dévoyé par les concepts, l’urgence est donc de revenir aux sources du langage, à la « parole sauvage » qui donne son titre au recueil, pour « Parler la poésie » (titre d’un des textes majeurs du recueil). Il ne s’agit pas d’une jolie formule ou d’une posture intellectuelle mais d’une obligation ontologique énoncée au terme d’une analyse historique des développements de la pensée et du langage, où Monchoachi interroge le célèbre essai de Claude Lévi-Strauss sur la « pensée sauvage ». Pour Monchoachi, la parole sauvage n’est pas parole anarchique ou parole archaïque ; elle est la parole primordiale qui nourrit la « pensée sauvage », que Lévi-Strauss avait reconnue – malgré un biais interprétatif – comme une pensée authentique définissant un rapport au monde. La « parole sauvage », qui irrigue toutes les langues du monde et tous les grands mythes de l’humanité, est la seule parole vraie, que Monchoachi identifie à la Poésie :

Parler la poésie serait donc parler la parole même. La poésie n’est pas un langage, elle est la parole qui se situant à la source de tout langage l’articule et le vivifie.

L’enjeu est de redonner parole aux choses pour permettre un dialogue entre l’homme et les choses, de restaurer la place de l’homme en le faisant choir du trône conceptuel où il s’enivre d’un pouvoir chimérique, et renouer des liens de fraternité entre l’homme et le monde… Monchoachi ne cite pas de poètes contemporains, préférant évoquer l’animisme vodou, les cosmogonies africaines ou amérindiennes, les religions non monothéistes (le Rig Veda) et des maîtres antiques de sagesse (principalement Confucius, Lao Tseu, et Héraclite) mais comment ne pas penser à Philippe Jaccottet et à Yves Bonnefoy, tant le recueil de Monchoachi semble parfois faire écho, même si les accents et les nuances diffèrent, à certains textes de « Eléments d’un songe », de Philippe Jaccottet (dont la parole poétique se voulait l’écho du chant du monde), et de « L’improbable », d’Yves Bonnefoy (qui se défiait du concept et assimilait la poésie à un réalisme initiatique et à un cheminement vers la Présence) ?

Pour Monchoachi, la parole créole, riche de sa pauvreté conceptuelle, est un creuset naturel de la parole sauvage. Monchoachi fait longuement, et à de multiples reprises, l’éloge des idiotismes de la langue créole qui suscitent la présence immédiate du monde et des choses, et les donnent à ressentir au lieu de chercher à les définir et les représenter par conceptualisation et catégorisation. On peut parfois avoir le sentiment que Monchoachi force un peu le trait mais certains vocables, certaines formulations elliptiques, certaines constructions agglutinantes, certaines locutions sont réellement porteuses d’un rapport au monde intrinsèquement poétique. Ainsi, la formule créole de salutation « sa ou fé ? mwen la » (qu’on peut traduire par : « Qu’as-tu fait ? Je suis là ») met l’accent sur l’ « être », sur la présence dans l’ici et le maintenant. L’importance accordée à l’ « être » met en lumière le corps, en tant que support et nœud de la parole, car la « parole sauvage » s’épanouit dans l’oralité, dans les liens qu’elle entretient avec le corps et les intonations de la voix. Dans « Un zhai », Mochoachi décrit toutes les nuances du jeu amoureux, érotique et mystique, profondément ritualisés comme une épiphanie, entre la parole et la « splendide évidence du corps » (titre du texte qui achève le recueil).

Le corps est un rituel. Poésie aux solides attaches. Celle-là même pourtant qui délivre. Et ici-là une langue qui s’en émerveille.

Le corps est aussi ce qui confronte la parole à la finitude, au temps et à la mort, notre destin ultime. Le guerrier est celui qui consent à son destin et accepte la mort par assentiment à la vie, comme acceptation de la mesure de l’homme. Monchoachi souligne que le christianisme avait bien saisi la dimension cruciale du corps mais l’a érigé en emblème de honte (la nudité d’Adam et Eve), de souffrance et de martyr. L’homme occidental a perdu la mesure : il s’est désaccordé de son corps (transformé en outil productif), du monde (transformé en représentation cartographique) et du temps (transformé en Histoire orientée par le Progrès). La volonté de rupture avec l’Occident vise à retrouver la mesure de l’homme et son enracinement à la terre. Pour Monchoachi, cette terre est l’archipel des Caraïbes, qu’il met en opposition avec l’Occident. Néanmoins, même si cette opposition a des implications politiques (Monchoachi étant un fervent défenseur de l’indépendance des Antilles), la pensée de Monchoachi n’est politique que parce qu’elle est poétique, portée par une exigence de vérité de parole qui se déploie dans toutes les directions et revêt donc des sens multiples, à la fois poétique, philosophique, mystique et politique :

Le mode de vie moderne, tel qu’établi par l’Occident, nous éloigne du monde comme présence, tout en nous donnant l’illusion d’être, sans désemparer, en présence du monde et en relation avec le monde.
On peut considérer la Caraïbe comme une proposition de communiquer au monde un sens nouveau. Une proclamation.

Cet appel sera-t-il entendu ? « Retour à la parole sauvage » m’apparaît comme un livre essentiel, dont la portée dépasse la Caraïbe. Comme Yves Bonnefoy, Monchoachi redoute que la parole poétique soit devenue inaudible dans une époque qui la néglige et la nie or la poésie incarne notre salut, que Monchoachi évoque avec des accents quasi prophétiques, face au péril de destruction et d’anéantissement où nous précipite la civilisation occidentale, artificielle et technicienne :

Nous croyons le temps venu de parler la poésie. Non qu’il ne soit de tout temps bienvenu, voire salutaire pour l’homme, de parler la poésie ; mais le péril, péril suprême, est tel qui s’annonce et s’accroît à une telle allure dans le temps présent qu’il devient urgent de considérer avec toute la gravité requise cette question cruciale.

Cet appel porte aussi, dans sa radicalité, une dénonciation de l’Occident qui peut être interprétée à tort et à travers par des esprits malintentionnés ou simplistes. Certains pourront discerner, dans certaines tournures, un rejet obscurantiste de la modernité, ou la vaine nostalgie d’un retour à la terre ou même un racisme inversé « tout sauf l’Occident », qui affleure dans la conclusion de l’ouvrage où Monchoachi affirme :

Ainsi pouvons-nous entendre parler la poésie. Elle parle dans toutes paroles, dans tous gestes et actes qui, traversant de part en part le dispositif de mainmise de l’Occident, le criblent, le taraudent, le lardent, et, le démaillant de haut en bas et bas en haut, le met à nu
.

La radicalité du propos (par l’emploi du « toutes » et « tous ») peut heurter, voire choquer car elle est susceptible d’être employée pour justifier tout et n’importe quoi, y compris le pire. Aussi il me semble important de préciser que Monchoachi n’a pas une vision monolithique et caricaturale de l’Occident. Au contraire de la postface (qui se focalise sur les enjeux politiques pour dénoncer, un peu verbeusement, « la coupure océanique et épistémique générée par l’entreprise coloniale » et « l’expansionnisme de l’onturgie coloniale de l’espace homogène illimité »), aucune invective identitaire ou raciale n’empoisonne les mots de Monchoachi, dont la pensée et la poésie, d’une extraordinaire richesse, s’abreuvent à toutes les sources, et prêtent oreille à toutes les voix venues de la terre ou des hommes, dont celles – à plusieurs reprises citées – d’Héraclite, de Nietzsche, d’Hölderlin, de Rimbaud, de Ségalen et de Séféris…

Eric Eliès