Après un premier livre il y a dix-sept ans, voici celui qu’on peut nommer : Madame a perdu sa montagne.
J’avais lu un livre sidérant de Marie-Céline Siffert en 2008, Monsieur en extase sur la couverture, un livre si audacieux, je me souviens encore du commencement : « Monsieur j’ai tellement voulu de vous » …
J’aimais le titre, le texte, le livre (rouge vif), édité chez Jacques Brémond, Prix Ilarie Voronca 2007.
Et si longtemps après, à nouveau le choc en lisant Montagne absente, chez le même éditeur. Le livre dans sa couverture rugueuse et douce de pur coton couleur pierre claire, porte ce titre très paradoxal, Montagne absente. La montagne est en effet quelque chose de si énorme, de si physique, et son absence, comme les glaciers qui s’effondrent – ou la mère qui meurt, si peu probable et pourtant…
Il y a deux ans à Sierre, étant allée voir Rilke à Muzot, ne dormant pas, j’ai regardé par la petite fenêtre de la chambre, et j’ai vu une masse énorme, plus sombre que la nuit, à quelques mètres de cette chambre. J’aime la montagne. Ce fut tout de même un choc, de la voir si près. Celle-ci était très opaque, très impressionnante. (Qui peut abîmer une montagne, à part les imbéciles qui font la queue sur l’Everest ?).
Ainsi la mère de Montagne absente, sa présence physique de montagne. Mais même celle-ci peut faire défaut, et fait nécessairement défaut, au cours d’une vie, à travers le silence sans retour :
« Comme si sa mère parlait dans sa bouche depuis quelqu’un qu’elle ne peut plus appeler… ».
La voix revient d’outre-montagne, en trois variations qui composent le livre : « la mère est-elle la mère la mère est-elle la mère la mère est-elle la mère ». Les femmes habitent ce livre, on ne connaît pas toujours les liens entre elles mais ils sont anciens, il y a « filliation », Geneviève morte trop jeune, Louise sans mère trop jeune, ou l’inverse ? Il est si difficile d’être fille : « A l’ombre de son corps se devine le chemin du manque se pousse un chemin, le manque. Ma toute belle. De son deuil il se dessine, pas tout seul et vers une collision à distance avec la montagne absente. Elle qu’elle appelle, là, et qui n’est plus est là, toujours, des années que ça dure, une batterie à ses pieds comme pour donner le rythme, en regardant vite le ciel lune vite, puisqu’elle n’a plus été nulle part. » Le temps s’étire, le temps se tait, la durée insupportable de l’absence qu’il faut tout de même endurer, le lien et l’écart des liens, l’irréductible écart entre vie et mort, sans parler de la lourdeur des non-dits.
La brèche est ouverte, ne se refermera pas.
« Elle est morte » et tout change, comment faire, on tourne en rond dans la tête et le corps s’affole tant il a perdu sa montagne, suis-je moi, ne suis-je plus moi depuis qu’elle est morte, « que s’est-il passé de différent ce jour-là, elle est morte… elle ne sait plus de qui elle parle, se laisse envahir par autre chose, mère, fille, grand-mère, quelque chose de commun les habite ».
Qui reste en moi de celles qui ne sont plus là, dont je « descends » et que reste-t-il de moi une fois que ces montagnes que j’ai vues toute ma vie ont disparu ?
« à l’encontre, au fond, à reculons, à qui sont-elles, où sont-elles, assises dans l’herbe, ont-elles lieu sont-elles unes, mère et fille ? L’espace entre elles espacées est-il le lien ou la séparation, l’histoire, du poids d’une absence, d’elle, allons-y. »
Ce allons-y est puissant, il affronte l’union comme la séparation, de faire face aux deux : « la mère, la fille, comment se continuent-elles ? » Personne ne le sait avant de l’avoir expérimenté.
« Une suite se propose, ne cesse, tombe, se fraie une voie, dans des mouvements lents elle trébuche, boîte, ceci est son corps. ». Ainsi, par manques, se trace le deuil, se poursuit la vie par d’autres enfants, petits-enfants, « se forment se croisent se confondent les jambes les unes dans les autres se chevauchent se mêlent se résinent au bout de la marche tout au bord du corps, foutent une mère en perspective et une autre et une autre et cetera ». La mère en terre ne cesse pas de faire des filles.
J’ai lu et relu, de façon suivie puis par feuillettement arbitraire, c’est là que l’on aperçoit parfois quelque chose qui n’est pas dit. Je lis jusqu’au bout, achevé d’imprimer compris, qui dit aussi parfois quelque chose, ici l’anniversaire des 50 ans des éditions Jacques Brémond, nées dans un minuscule atelier, en 1975.
Le livre de Marie-Céline Siffert va bien avec cet anniversaire, il évoque une histoire vieille comme le monde, mère et fille, mais sous un regard extrêmement contemporain.
Alors heureux anniversaire à un éditeur férocement et tendrement obstiné, et merci à Marie-Céline Siffert d’avoir écrit ce très beau livre.
Isabelle Baladine Howald
Marie-Céline Siffert, Montagne absente, Jacques Brémond, 2025, 66 p. 18 €
Comme si sa mère maman parlait dans sa bouche depuis quelqu’un qu’elle ne peut plus appeler, loin comme un fleuve, un rêve à la nage dans un autre lit, et avec elle une lignée de voix de gens ses aïeux. Elle n’a pas choisi, elle est arrivée ancienne et diffuse, fragile, devant eux dont l’absence transparente circule en elle et l’engage, eux dont l‘altérité constitue pourtant son propre corps, son visage sa voix, sa mémoire où tout flotte, se mélange, se transmet.
L’eau se rejoint c’est ça.
p.11
Tous les jours à la dérive elle explose de silence, aspirée en long en large et en travers, met son corps en jeu aussi, enfoui et double, pluriel mère, fille. Elle se laisse défaire par ses mémoires d’eau, écouler sur le rythme du temps long, l’autre rythme par excellence, cadence d’une démesure, celle ou sa douleur pourtant qui ne passe pas, mélodie antérieure, crépusculaire, un sourire, rire, dans un vertige d’identité, soleil.
p. 32
Se forment se croisent se confondent les jambes des unes dans les autres, se chevauchent se mêlent se dessinent au bout de la marche tout au bout du corps, foulent une mère en perspective et une autre et une autre etc., vous avez parlé du corps et de ses descendances. Baignée dans le paysage de sa fille chaque jour, qui se demande où poser les pieds, va et vient avance tout de même creuse, remue d’autres chemins.
p. 44
Bouche cousue du mal à, contenir contient sous le corps l’espace est meuble. On les met où, maintenant ?
Elle avec qui se parle, se chante se rit la voix des premiers sons du ventre, à genoux sous l couverture bleue, fille, histoire de survivre, de la mère épuise, tout semble basculer, espèce de sage, lourde, une image, ne bouge, colorie après une manière d’aimer. Y a-t-il la mère de là où, lointain, et tous les autres ?
p. 64