Eric Eliès traverse pour les lecteurs de Poesibao, à l’aide de nombreux extraits, ces Ecaillures des jours de Marcel Migozzi.
Ce second volume d’Ecaillures des jours, qui couvre la décennie écoulée (2010-2020), reprend le même procédé que le premier volume (2002-2009), paru également chez « Villa Cisneros », et rassemble, sous forme de courtes notules, un foisonnement de pensées et de sensations saisies au fil des jours, dans leur surgissement spontané. Brassant souvenirs, qui ressuscitent le passé et préservent la présence vivante des êtres chers, et instants de contemplation, notamment dans le spectacle de la nature et des fleurs, ces notules donnent à ressentir, le plus souvent sur un ton de confidence, les surgissements de la beauté, suscitant un désir sensuel et parfois presque charnel, au cœur d’une vie d’homme ordinaire qui redécouvre et prolonge, par une écriture assumant pleinement le « je » subjectif, le miracle de la beauté fragile enclose en chaque instant intensément vécu… Même si Marcel Migozzi n’évoque jamais de lectures philosophiques et s’efforce de toujours maintenir sa pensée au plus près des choses, comme à fleur de vie et d’existence, on ne peut s’empêcher de parfois songer au « non-agir » de Lao Tseu, qui enseigne de se libérer de la pensée conceptuelle pour accueillir en soi la présence du monde.
[2010] Léger vent (sont-ce les feuilles qui le pèsent ?) dans les lauriers-roses qui s’inclinent dans tous les sens. Liberté ou hésitation ? Je pense aux poèmes qui adoptent une forme, s’en libèrent, se démembrent parfois. Mais la jouissance du souffle dans les branches, sa musique !
[2011] Au soleil d’hiver, le thym m’accompagne d’un gris moins gris que la toison ardoise de mon chat. On dirait que l’air a bu du miel au petit lait. Là-bas, la balançoire attend, en jeune veuve. Je fume un havane, surpris de la douceur de ces souvenirs.
[2013] Mistral turbulent, sans vaine violence. Le ciel uniformément bleu, propre, lisse. J’aime ce soleil frais, sorti de sa coquille en jeune lumière d’œuf couvé par le bleu en liesse. J’aime cette ébriété de vie qui éveille en douceur. Les nuages espiègles seront pour demain, peut-être.
[2016] En admirant l’exultation d’un buisson de Judée dans le serein du soir, un rose de vulve monte aux lèvres.
[2019] Un papillon jaune visite le thym fleuri. A l’envi. Qui pourrait (folle idée d’homme prétentieux) lui interdire de danser entre ses ailes qui battent de désir ? Je tente de deviner son chemin dans l’espace si léger. Peine perdue. Je renonce : mon regard pèse des tonnes.
[2020] Odeur du lilas double fleuri… Quelle amoureuse, même inventée, pourrait offrir ce parfum délicat de pétales entrouverts comme lèvres doucement respirées, mordues ? Le rameau lui-même en tremble.
Ces notules ne sont pas précisément datées et le fracas du monde reste globalement inaudible. Les attentats terroristes de 2015 sont certes mentionnés mais il ne s‘agit pas d’un journal, pas même d’un journal poétique, mais d’un recueil d’impressions fugaces où s’avouent des espoirs, des désirs, des craintes, des déceptions et, par-dessus tout, des élans d’amour qui remontent à vif de la mémoire et d’où émane une chaleur humaine d’une grande tendresse. Le ton est le plus souvent serein mais parfois traversé d’une douleur lancinante et inquiète face à la mort, qui pèse de tout son poids d’ombre. Marcel Migozzi se souvient des êtres chers, parents disparus et amis vieillis ou malades (comme A.E, par pudeur non explicitement nommé, mais qu’on devine être le poète Antoine Emaz, que Marcel Migozzi aimait et admirait, qui luttait alors contre un cancer) avec une empathie, presque une compassion, qui s’étend à tout ce qui vit et souffre, y compris aux animaux et aux plantes, et même aux lieux, qui périssent eux aussi.
[2015] 1er octobre. J’apprends la mort de Guy Bellay. Tristesse. La meilleure, l’invisible. Je l’avais rencontré à Nantes ces dernières années et avais déjeuné avec lui et Daniel Biga. C’était un poète de peu de mots, les essentiels. Ses livres, peu nombreux, sont derrière mes épaules, sur les étagères les plus hautes, souveraines. Je vais les relire. Je vais de nouveau te rencontrer vivant, Guy.
[2016] Ce mimosa a vieilli. Il fait maintenant penser à une tisane de tilleul froide. A un vieux parchemin dans les archives de janvier.
[2017] Maman cracha du sang. L’été, lui rendre visite dans la maison de repos de Digne l’ensoleillait, sa blouse perdait du noir.
[2019] Je viens d’emprunter le passage entre l’école et l’église. C’était une bande de terre naturelle, peu fréquentée, souvent déserte, que des herbes sans nom verdissaient et qui se couvrait de flaques d’eau marron après la pluie. Aujourd’hui, c’est un petit chemin cimenté en partie, propre, bordé par des arbustes récemment plantés et des buissons à fleurs. Embelli, il plaît. Alors pourquoi, suis-je, passéiste borné, à regretter l’ancien passage boueux ? Parce que je vieillis et que le monde ancien se transforme sans moi et me largue ?
Tout lieu est empli d’ombres silencieuses et de traces qui survivent à la disparition, ne serait-ce que dans les souvenirs du poète dont les mots témoignent de l’intimité d’une présence. Et même le vieux chat Grisou, mort en 2015, qui rôdait de la maison au jardin où il avait ses habitudes et ses coins préférés pour se prélasser, hante encore la mémoire du poète, qui l’évoque dans les pages du recueil et le devine parfois dans les broussailles du jardin.
[2012] Mon chat qui vit depuis bientôt trois mois dehors dans le jardin paillé sec est revenu dormir à la maison, sur le canapé de mon bureau, là, devant moi, en boule grise. Nous n’étions pas fâchés, simplement séparés par la belle saison. Retrouvaille d’amis après la pluie matinale.
[2019] Mon jeune chat, c’est peut-être à lui que j’appartenais. Le matin, ébloui par les soleils jaunes de ses yeux, je tâtonnai sans pouvoir. Aujourd’hui je n’ai pas encore pu combler dans le jardin son trou.
La mort des êtres chers et l’usure du corps confrontent Marcel Migozzi, qui a récemment fêté ses 85 ans, à sa propre finitude. Sans pathos ni affliction, mais avec une lucidité parfois presque cruelle, il questionne le passage du temps et les signes de la vieillesse, qui s’achemine peu à peu vers l’inéluctable.
[2020] Dans le milieu de l’après-midi, parmi les arbres fruitiers de plus en plus vieux, cette douleur dans l’épaule gauche. Cette griffe d’un rapace perché sur l’aorte. Cet avertissement.
Que restera-t-il de sa vie, de ses luttes, de ses espoirs ? Marcel Migozzi n’est pas croyant et son engagement politique est empreint d’une pointe d’amertume (au nom d’un idéal de solidarité, il fut longtemps militant communiste, puis fut exclu du parti en raison de trop de divergences) : tous les êtres aimés, ses enfants et petits-enfants, et ses poèmes (Migozzi n’a fait œuvre que de poète et n’a jamais tenté une écriture romanesque) portent son espérance d’une vie en résonance avec le miracle de la beauté du monde. Mais le recueil s’interroge aussi sur le pouvoir de l’écriture et sur la vanité du poème (des siens mais aussi celui de quelques autres poètes et écrivains aimés) qui cherche à refléter dans les mots, pour un lecteur lointain, l’éclat insaisissable d’une lumière ou la vibration dans le chant d’un rouge-gorge.
[2013] Après l’orage, la terre du jardin potager : brune, amollie, recueillie sur ses mottes. Le ciel rasséréné, rincé de bleu tout neuf. Odeurs du monde nouveau-né qui exaltent l’instant présent, amplifient l’air frais dans la poitrine. Pourquoi les mots ne parviennent-ils pas à donner cette confiance ? Pourquoi confier (en vain) au langage cette insaisissable lumière ?
[2016] Aux archives municipales de Toulon. Dépôt de quelques documents. Visite du lieu. On me montre des cartons, c’est là que je suis rangé, dans ces cartons, cimetière en papier. J’ai pensé à mon père, aux os de mon père enfermés dans une petite boîte en bois blanc après 5 années passées en terre commune. Mes livres : mon squelette ?
[2015] Écrire un poème. Restaurer ce qui n’a peut-être jamais existé. Ce qui a peut-être été rêvé. Prélever des fragments de vie/langue pris dans leur gangue (mots-tesselles), les dégager, les assembler (parfois en vain) en tentant de retrouver, disons d’inventer, leur unité mosaïque. Poème avec des traces de poussière, de boue, de vieux temps.
Comme pour exaucer cette promesse de dégager la vie ardente prise dans la gangue du souvenir, le recueil s’achève avec une suite poétique de 14 poèmes (comme un sonnet de poèmes ?) intitulée « Depuis que je te rencontre », où Marcel Migozzi évoque Renée, son épouse. Avec une ferveur et une certaine emphase peu courantes chez ce poète dont l’écriture poétique est le plus souvent apurée à l’extrême du silence et du dicible, la rencontre dans un bal de quartier, entre deux jeunes gens au sortir de l’adolescence qui se découvrent mutuellement et se donnent un premier baiser sur un banc de moleskine, devient le moment fondateur où se nouent leurs destins. Evoquant Graziella, Gala et Louise (Labé), Migozzi inscrit sa propre histoire dans une lignée où l’amour et la poésie se confondent.
Et plus j’écris
Plus je revis
Dans ce bal je revois
La moleskine brune
Plus me détache de mon cadavre
Et plus j’écris moins je corrige
Ce premier souvenir de foudre
Plus je me crois sur parole
Je n’avais que mes dix-huit ans
Le premier jour de tes lèvres
Qui me donna la liberté
De ne plus vieillir seul
Eric Eliès
Marcel Migozzi, Écaillures des jours 2, notes 2010-2020, suivi de Depuis que je te rencontre, Éditions Villa-Cisneros, 2022, 22€