Jean-Pascal Dubost adresse ici une lettre à Henri Droguet, dont il connaît intimement l’œuvre et aussi le terrain de jeu !
Cher Henri,
C’est jour où il hallebarde sur Brocéliande et vente bigrement et un dimanche après-midi que j’entame cette missive à toi destinée à propos des deux livres que tu as publiés en 2020 et 2021 et que j’ai lus tout à l’heure mais à retardement au regard de ton actualité littéraire ; nonobstant ce, il n’est plus à prouver que les bons livres, et surtout de poésie, n’ont que chaloir de cette actualité ; la poésie défuit les honneurs de l’actualité, qui la défuient mêmement ; faut-il le regretter ? Qu’il vente, grêle, gèle, elle va encontre tout. Voici donc la lettre d’un sylvestre à un maritime, de Brocéliande vers Saint-Malo, de l’Argoat vers l’Armor.
En cette prose épistolaire que je t’adresse, je naviguerai dans tes deux livres indistinctement, puisque ta poésie est un seul et même livre continu depuis Chant rapace1. Ce qui compose en effet son mouvement perpétuel et dynamique et son essentielle qualité et qui me sollicite activement est la haute tenue de ce que j’appellerais l’idiolecte Droguet, assavoir sa lexie étendue, familière, argotique, néologique, rare ou savante, syntaxée particulièrement, calée dans un rythme soutenu, maintenu, inouï. Et j’ai lu tous tes livres. Ou plutôt devrais-je dire : tous tes recueils (de poésie). En effet, connecté sensiblement au fil du temps, tu reçois les jours comme ils viennent, captes leur flux pour alimenter ton influx vital intérieur et bouillonnant, composes tes poèmes (à l’oreille), notes leur jour de composition, et, par ce dernier fait, tu tiens, à l’instar de Jean Cayrol (« C’est un moment du temps qui passe/que je prends »)2, un « poésie-journal » vigoureux qui te maintient en équilibre sur ce même fil du temps. Mais ce journal n’est point intime pour deux sous, la première personne s’efface parmi les éléments naturels que tu évoques abondamment et dans une langue volubile ; nul diarisme autocentré ni introspectif non plus, c’est le journal de bord extérieur d’un navigateur (que tu es réellement) pris dans les crêtes et les creux de la tourmente quotidienne, quelquefois dans le calme d’une mer d’huile, or maintenant le cap vaille que vaille, comme si le réel était une tempête qu’il faut traverser ; le journal d’un marin d’ondes houleuses que j’oserais comparer à un capitaine Haddock des grands larges poétiques (j’irais plus loin en t’imaginant sorte d’hybride tenant dudit capitaine libérant la truculence de son langage, du Merlin disnéyen animant les mots comme des objets en une formidable hypotypose lexicale, et du Clément Marot acoquiné malicieusement avec les combinatoires sonores). Tu suis les jours qui se ressemblent sans se ressembler dans leurs pointes de détails. Je serais tenté de comparer tes poèmes aux nuages surplombant la Bretagne, toujours différents dans leur semblableté. Tu es cherbourgeois d’origine et malouin d’adoption, est-il bon de rappeler au lecteur, édoncques imprégné de vents, de pluies, de grands horizons, d’embruns, de genêt, de bruyère, de rocs et de rochers, de lande, de corbeaux et autre gent ailée, de toute une flore et faune que tu nommes avec précision, mais aussi imprégné de poètes (Rimbaud, Corbière, Perros & consorts) dont tu places quelques vers au creux de tes emportées verbales ; les éléments sont quoi tu observes avec attention, l’air et l’eau, qui t’apportent des sonorités du monde, mais aussi la terre, et ce, avec un tempérament de feu. C’est à une poésie grandeur nature que tu aspires, d’une force cosmique telle qu’elle embrasserait un grand tout pour nous le restituer en cette grandeur nature aspirée ; cette « énormité du rien » que tu titilles de la pointe du verbe. Tu as la force large, et ce doit être toi, qu’on voit traverser le poème parfois :
« … l’égaré transi voyageur
silhouette furtive in extremis [qui]
interrompt fêlures et dislocations rafistole
la péremptoire énormité du rien »
Il y a ce rythme, donc, qui fait le grain de ta voix et met du grain dans ta voix, reconnaissable parmi tant d’autres. Il est composé d’un mélange apparemment débridé de procédés rhétoriques aboutissant à des entrechocs sonores qui font feu de tout bois : les tautogrammes assonancés abondent (« ventue velue ventrue »), les assonances affluent (« et pointu bossu boxu »), tu alignes l’homéotéleute (« murmure brisure friture à lanturlus »), claques l’allitération (« dans le crincrin des rainettes le crâââ/du black corbac du funèbre freux »), maries l’homophone et l’allitération (« Suaires à suies suaires à soies »), multiplies les échos sonores (« marmots marmonnés »), juxtaposes les termes au rythme ternaire ( « Tout en chaos croustillé/chancreux bouillu cuivreux »), insères des calembours (« il joue à crache-crache »), me rappelant quelquefois la virtuosité d’un Jean Molinet3, mais surtout celle de l’héritier des Grands Rhétoriqueurs que j’évoquais quelques lignes précédemment, Clément Marot (un « landeaux landes landaulets » sonne marotiquement) ; un mélange rhétorique construit au cœur d’une syntaxe bousculée sinon déconstruite, impétueuse, produisant une matérialité sonore du poème avec laquelle tu ôtes toute gravité aux poèmes, faisant d’eux des lanturlus tempestifs dans le genre de l’humoresque fantasque :
« miroir mon beau duplicateur mouroir
qui te déplisse mire et remire
démultiplie dédouble et
démire qui mire quoi
reflet de reflet de reflet de
rien mirage et leurre
l’abyme de l’estran terraqué
pâli dépoli où le flot
va vient s’étale »
Tout cela que je viens d’exposer n’est pas un simple jeu gratuit, mais agite, alimente et maîtrise un fond d’émotions à vif, délyrise la tentation lyrique. De ce fait, l’émotion n’est pas niée, tu la déploies dans une subjectivité balancée dans des sens contraires, entre plaisir et déplaisir, désespérance et volupté, présence et absence, colère et joie. Si l’ire est là, souvent, provoquée par ton dépit d’un monde fallace, donnant l’apparence d’un poète bourru maniant l’humour rugueux, et si la mélancolie mêmement menace, mine, morfond, néanmoins l’atrabilarisme qui pourrait sourdre est contrecarré, parce qu’il suffit de « tenir fermement sa langue » pour que ne s’ébattent point en elle celles que tu appelles les « mumuses » (« ASSEZ LES MUMUSES ! »), bien trop enclines à faire poétiser le subjectif.
Poésie grondeuse, sauvage (indomptable), laissant place à la délectation jubilatoire de faire langue dont on ne peut que te savoir gré de nous la transmettre et d’inoculer en chacun quelques humeurs neurostimulantes. Je te dis présentement l’alacre et l’alerte allant qui fut le mien en ce pendant que je lisais emporté par les grands vents de ton verbe et d’un dimanche après-midi agité.
Jean-Pascal Dubost
Henri Droguet, Grandeur nature, Rehauts, 2020
Henri Droguet, Toutes affaires cessantes, Gallimard, 2021
1 Henri Droguet, Chant rapace, Cahiers de poésie 3, Gallimard, 1980.
2 in Jean Cayrol, Poésie Journal **, Le Seuil, 1977 (cycle composé de trois volumes).
3 L’hypotypose telle que l’a décrite Quintilien (en supposant le poème comme une chose immobile qui se regarde) : « l’image des choses, si bien représentée par la parole que l’auditeur croit plutôt la voir que l’entendre ».
4 Jean Molinet, Grand Rhétoriqueur (1435-1507).