Lettre à Françoise Clédat à propos de son livre “Les Parentés Inhumaines”, par Jean-Pascal Dubost


Jean-Pascal Dubost s’adresse ici à Françoise Clédat, selon ce format qu’il affectionne, une “Lettre à” écrite autour des “Parentés inhumaines”.



Chère Françoise,

Je te l’ai dit de vive voix, je suis très sensible et réceptif à ton écriture, mais elle m’intimide.

Sa complexité et son intelligence ne sont pas étrangères à cette timidité, et c’est pour cette simple raison que je n’ai jamais pu, ni su, écrire aucune recension qui louât ces qualités, n’étant pas bien certain, de facto, d’y parvenir en cette lettre que je t’adresse.

J’oserais avancer avoir perçu dans ton livre quelque accent montaignien (version stoïcienne) ; le lisant, en effet, je me vis établir rapidement une connexion avec l’essai « Que philosopher, c’est apprendre à mourir »1 dans lequel Montaigne écrit : « Le but de nostre carriere, c’est la mort, c’est l’object necessaire de nostre visée : si elle nous effraye, comme est il possible d’aller un pas avant, sans fiebvre ? » Et puis, derrière, donc, les stoïciens. Aller un pas avant est le mouvement que tu effectues dans ton livre au regard du cancer qui envahit ton corps et te menace de mort au moment où la pandémie du covid-19 sévit et au cœur de laquelle tu démarres l’écriture de ce livre, à l’écoute, au plus près, dérivant d’abord dans des eaux étymologiques et établissant des parentés liées au préfixe « pan » : pan, tout, demos, un peuple, pour la pandémie, qui confine avec le « pan » de panique, la peur collective provoquée par le dieu Pan. Puis tu prends appui sur le confinement français, que tu parcours aussi bien physiquement, en marchant dans les confins du périmètre autorisé où tu déclenches tes méditations, que mentalement, en t’aventurant dans des confins de réflexion, « Je franchis les affres des confins de la fin de ma vie », et plus loin, « Plus le moment approche où la vie qui m’habite va me quitter, plus s’aiguise la perception de ce qu’elle n’est pas confinée dans mon corps ». Ne pas céder à la pression de la panique environnante, regarder la mort de haut, comme le faisait Marc Aurèle. Tu fais œuvre de savoir-mourir dans un espace de non-liberté (le confinement), et, ce faisant, t’affranchis « de toute subjection et contrainte ». Montaigne le disait, préméditer sa mort, c’est préméditer sa liberté. A partir de ces principes, ton livre devient remarquable d’industrie intellectuelle au service d’une émotion présente (mais maîtrisée), un exercice spirituel pour ne pas subir les variations de l’émotion face à la mort. Tout est d’une lucidité vertigineuse, la précision scientifique aidant à observer l’« ourse intérieure » qui te dévore2. Tu te concentres sur ton mal pour te décentrer tout en te déplaçant vers ton centre de gravité pour prendre de la hauteur sur le monde, cherches à fusionner avec lui pour mieux l’observer dans son travail lent ; c’est une façon de faire qui force l’admiration, « La conscience que j’acquiers de ce travail devient si aiguë qu’il me semble l’entendre bruire, entendre mon corps bruire de toute une fourmilière de vibrations infimes » ; encore je pense à Montaigne : « je m’aperçois qu’à mesure que je m’engage dans la maladie, j’entre naturellement en quelques desdein de la vie ». Ce que tu appelles « l’évanescence quantique » est la capacité à élever sa réflexion au niveau du macrocosme, pour « n’être que cette infime ligne de contact de l’infinie, adorable, désirable tangibilité de la présence ». De fait, ton livre est l’expression d’une réflexion stoïcienne face à l’idée de la mort et la panique générale liée à la pandémie où la peur de la mort est égotique ; une réaction qui t’amène à considérer la portée cosmique de la mort ; mourir, c’est fusionner avec le cosmos.

Tu en réfères à des scientifiques ou des bio artistes, à de la gent qui sait observer le corps au-delà des affects. Ainsi est fascinante cette exploration que tu fais du travail artistique de Charlotte Jarvis, artiste dont tu dis qu’elle « explore son propre corps comme un espace liminal — un site de transformation, d’hybridation et de magie. Plus précisément elle inclut dans sa création la transformation de ses propres cellules » ; tu appliques ses recherches à ta démarche d’observation des cellules cancéreuses qui investissent ton corps.

Ces parentés inhumaines, au sens bien entendu de ce qui « n’appartient pas aux dimensions de l’être humain », ce sont celles que tu établis entre ta « cancère » et toi, qui deviennent presque une « affinité élective » (d’attraction/répulsion complexe) au-delà de l’entendement humain, empruntant alors à la réalité scientifique un matériau pour construire ta réflexion poétique ; ce sont aussi celles que tu établis entre la poésie et la science. Une réflexion qui te conduit à cette invention personnelle d’« écriture transcarcigénérée : une écriture que l’apparentement de l’art et de la biologie, rapporté à la qualité de mutantes des cellules cancéreuses, oriente vers l’art dit transgénique, artbiotech ou bio art ». Phrase après phrase, comme munie d’un microscope, tu démontes sous nos yeux le processus de la mort à l’intérieur d’un corps vivant. Ou comment faire de sa mort une œuvre d’art, sinon un work in progress artistique, qui, dans certains cas, est une œuvre d’art (in)finie. Comparable peut-être avec ce qu’Hervé Guibert fit, en filmant ses derniers instants de vie.

Tu sais que tu vas mourir, mais tu ne le crois pas ; tu composes sur cette apparente contradiction.
 
Il y a tout un travail sur le « je », cet alter ego faiseur d’ego bouffi, celui-là même dont tu sembles penser qu’il empêche un rapport apaisé avec la mort. « Il faut se descharger de ces humeurs vulgaires et nuisibles », écrivait encore Montaigne, chose à quoi tu t’appliques en ce livre, en commençant par ce « je », celui qui fait accroire à un chacun qu’il est immortel. Mais tu as conscience que seule la mort défait le « je » autocentré pour devenir, selon toi, le « je » d’un autre : « Plus le moment approche où la vie qui m’habite va me quitter, plus s’aiguise la perception de ce qu’elle n’est pas confinée dans mon corps ; que du corps-je où elle se parachève, son actualisation va passer à d’autres corps » ; je lis là quasi une définition de l’âme, sinon de la transmigration des âmes ; âme que toi, d’ailleurs, tu vois pouvoir devenir animale ou végétale, pas nécessairement humaine. Vision cosmique de la chose.

Si la première partie est plutôt philosophique et en prose, la seconde est en vers et semble vouloir s’élever vers le caractère quantique de l’écriture poétique, vers ce que le poème peut saisir de nanoscopique s’élevant au-dessus de nos têtes ou à l’intérieur de nos corps :

« En cet irreprésentable pari
éprouver parentes
quête quantique et poésie »

Elle est une sorte de preuve à l’appui de l’évanescence quantique. Plus abstraite, elle se défait des contraintes mentales et semble accompagner une sorte d’élévation spirituelle de la non-peur.

Bon, j’ai un peu abusé des références à Montaigne, mais son stoïcisme épicurien m’a toujours mis dans d’heureuses dispositions.

Entre philosophie et poésie, ton livre est complexe, pas facile d’abord, mais le sujet de la mort est fait d’un tel mystère qu’il ne peut en être autrement ; une méditation quantique de la mort par l’écriture poétique ? Pour reprendre Sénèque, ton livre est un cheminement vers la tranquillité de l’âme.

Tu donnes une leçon de sagesse, et on ne peut que te remercier de nous porter en si haute matière.

Jean-Pascal Dubost



Françoise Clédat, “Les Parentés inhumaines”, Tarabuste, 2023, 136 p., 15€


1 Essais, Livre 1, chapitre XX (et toutes les citations suivantes).
2 L’ourse au lieu du crabe pour désigner le cancer fait référence au livre de Nastassja Martin, Croire aux fauves, Verticales, 2019, dont tu t’appropries l’idée de proximité : « j’éprouvai que s’agissant de l’alter animal, la dangerosité menaçante du cancer se rapprochait plus de celle d’un fauve que d’un crabe. J’en nommai, j’en nomme désormais l’altérité « mon ourse intérieure ».